“With-then-apart”,
ensemble et séparés
“La
question intéressante devient (...) : comment, dans une société
moderne, (...) [des] différences biologiques non-pertinentes entre
les sexes en viennent-elles à sembler d'une telle importance sociale
? Comment, sans justification biologique sont-elles élaborées
socialement ?”
“J'ai
avancé que les comportements de genre (genderisms)
ne sont pas produits sous l'effet d'un environnement en
lui-même insensible à leur manifestation, mais par un
environnement, en quelque sorte, conçu pour leur évocation.”
Erwin
GOFFMAN, L'arrangement des sexes (1977)
Dans
mon lycée de ZEP on trouve, en bout de salle des profs, deux wc pour
150 profs et une paire de lavabos communs. Ces deux wc pour 150 profs
sont régulièrement pris d'assaut à des horaires dramatiquement
communs qui sont : la récréation du matin, celle de l'après-midi,
et de façon moins constrictive la pause du repas. Ces deux
habitacles, bulles d'intimité uniques dans une institution jadis
taxée de mammouthisme, sont chacun et respectivement marqués d'un
logo “femme” (petit rond bipède à jupette) et “homme”
(petite rond bipède sans jupette).
Jusque
ici tout le monde a compris. Les individues portant jupe doivent
attendre à gauche (quand bien même elles ne porteraient pas de
jupe) et les individus ne portant pas jupe à droite. Soit-dit en
passant, et sachant que l'institution dégraissante a opté pour le
minimum vital en la matière, on peut se demander si la division de
l'espèce en jupe et non-jupe ne nous a pas préservé-es de bien
pire, à savoir un seul et unique wc pour TOUS. Fermons la
parenthèse, et disons que là n'est pas la question.
L'institution
mammouthe propose également, au milieu de la salle de travail, une
paire de photocopieurs eux-mêmes pris d'assaut à certaines
heures, sans aucune mention de jupe ou de genre. TOUS les personnels
peuvent indifféremment reproduire à droite et à gauche, sur le
photocopieur de leur choix, et faire la queue où bon leur semble. À
l'opposé des toilettes, entre reprographie et soulagement, se tient
une machine à café unique où processionnent des fonctionnaires de
toute sorte, sans distinction de genre.
La
nécessité pour le corps enseignant de reproduire des fragments de
culture légitime, de se remplir de fluides placebos ou de soulager
ses organes n'a donc pas été pensée selon les mêmes frontières.
On me dira qu'hommes et femmes n'urinent pas de la même manière,
mais cela n'a pas toujours été. Pendant des siècles, à la cour, à
la campagne, dans la venelle cloacale, hommes et femmes ont pissé de
la même manière, debout, jambes fléchies ou non selon l'âge et la
dextérité. Partout où sont des toilettes turques, hommes et femmes
partagent sans atteinte notable à leur dignité le même espace,
puisque ils y sont de toutes manières seul-es et protégé-es des
regards.
Dans
le couloir menant aux toilettes de mon lycée se forme une queue
d'abord mixte (le passage est trop étroit pour en faire deux), qui
se subdivise devant chaque porte en deux flux : jupe et non-jupe.
Étrangement, nous vivons toutes et tous la même misère
institutionnelle, celle qui consiste à considérer que le corps
enseignant n'a pas de corps (pas de médecine du travail, pas de
chaises, de points d'eau, de sanitaires), nous vivons sous un régime
de mépris commun le mépris
pour mon corps mammouth, mon corps animal, mon corps désirant, mon
corps fatigué, assoiffé ou malade, et pourtant nous nous
séparons en deux files devant les toilettes.
Or
il se trouve aussi que le
mammouth enseignant de base est à 57 ou 60 % un mammouth femme. Le
corps enseignant qui fait la queue devant les toilettes hommes et les
toilettes femmes est majoritairement enseignante, ce corps qui éduque
les enfants depuis le berceau jusqu'au baccalauréat (mais très peu
après), ces femmes qui saignent, se changent, se déboutonnent et
s'asseyent, nettoient la lunette ou se repeignent en privé,
alourdissent la queue piétinant devant la porte de gauche tandis que
les corps mâles sortent de la file et parviennent au but deux
fois plus vite.
Parfois la queue devient bruyante, caustique, insolente, comme pour tromper le sentiment de son humiliation par une gaité d'esquive, parfois elle se réduit à une queue exclusivement féminine stoppée par la porte de gauche tandis que les wc de droite sont VIDES, sans que personne y trouve rien à redire. Et parfois encore, il arrive que cette mainmise invisible du dressage de genre vole en éclat : sous la poussée du corps impérieux, une forte tête sortie de l'absurde file femelle franchit la porte du sanctuaire mâle, parfois suivie par deux ou trois liliths de circonstance... Héroïne méconnue, Rosa Parks de la ségrégation banale, qui retournera pourtant comme “naturellement” dans les toilettes marquées d'une jupe dès lors qu'elles seront libres...
Parfois la queue devient bruyante, caustique, insolente, comme pour tromper le sentiment de son humiliation par une gaité d'esquive, parfois elle se réduit à une queue exclusivement féminine stoppée par la porte de gauche tandis que les wc de droite sont VIDES, sans que personne y trouve rien à redire. Et parfois encore, il arrive que cette mainmise invisible du dressage de genre vole en éclat : sous la poussée du corps impérieux, une forte tête sortie de l'absurde file femelle franchit la porte du sanctuaire mâle, parfois suivie par deux ou trois liliths de circonstance... Héroïne méconnue, Rosa Parks de la ségrégation banale, qui retournera pourtant comme “naturellement” dans les toilettes marquées d'une jupe dès lors qu'elles seront libres...
Au
fait, j'oubliais un détail : ce sont les mêmes, absolument les
mêmes que celles des non-jupes.
Le 18 avril 2011, une transsexuelle mtf était rouée de coups dans
un Mac Donald de Baltimore (États-Unis) après s'être rendue aux
toilettes. Six employés ont assisté à la scène sans intervenir,
l'un d'entre eux l'a filmée. Les deux adolescentes auteures de
l'agression ont expliqué que ce que qu'elles jugeaient être une
“homme” (une fausse femme), n'avait rien à faire dans les
toilettes dames.
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