samedi 28 mai 2011

Reine de Personne


Pénélope relève la tête. Un vol de sarcelles s'échappe de sa gorge épicée ; le chien gémit à leurs pieds.
-Il y avait du sang sur ta lèvre, dit Euryclée.
Elle passa la langue et reconnut la mer vineuse.
Là bas au milieu de l'âcre saumure où mes sœurs déchaînent leurs ruses...
Combien m'as-tu achetée, Ulysse ?

On a toujours dit que Pénélope se refusait aux prétendants par fidélité. Mais que savait-elle de cet homme disparu depuis 10, 20 ans ? Être fidèle à un mort, un homme qui ne voit plus le soleil, qui ne pousse plus la porte de l'étable où remue la vie chaude, c'est être fidèle à rien, ou à soi.

On dit que, bien au-delà de ses siècles de gloire privée de lumière, Achille envie depuis les enfers le sort d'un simple bouvier. Et moi, je languirais un homme qui a moins qu'un bouvier ?  Me voici vivante sur le rivage,  vivante les pieds caressés par l'algue moissonneuse. Quand tous sont endormis, que mes cheveux s'emmêlent autour du bois d'olivier, dans l'odeur de feu et de sang de ces bêtes abattues par les pourceaux qui se goinfrent à ma table, je suis Pénélope et vivante.

-Combien t'a-t-il achetée, Euryclée ?
-Laërte me destinait à son lit, il m'a payée 20 bœufs...
-C'est cher, non ?
-N'oublie pas qu'ils achètent aussi la richesse de nos pères.

Moi, Pénélope, qui sais lire les signes secrets, j'ai vu la force rouge de cette servante. Je connais son charme mâle. Son corps de travailleuse ne se détourne pas quand je me déshabille.
Nos gens ne voient plus la beauté d'une femme quand elle est serve ou tombée dans l'âge. Elle négociait un rouleau de lin au vieil Atmos. Je l'approche pour voir les teintures dont elle s'enquiert. Elle prend mon bras et le passe avec des mots convaincants sur l'étoffe, son geste me trouble, je me dégage.
Elle m'a regardée tout entière, sans gêne. Le regard immédiat des femmes de Sparte à la course ou au combat.

On a dit aussi que Pénélope avait été ambigüe avec les prétendants. “Elle donne de l'espoir à tous et promet à chacun”, commence les préparatifs de mariage, se fait reprendre par Athéna, les interrompt. Elle tisse et détisse le manteau du temps ; comme Circé, Calypso au milieu de la mer sauvage, elles tiennent suspendu le héros entre deux abîmes. 
-Ne t'inquiète pas, dit Euryclée, Télémaque est parti. 
Imbécile, ce gamin agité qui se glisse dans la chemise flottante  de l'époux pour défendre la couche de sa mère. Quand Ulysse a refermé sa cuisse fameuse sur elle elle s'est sentie  montée comme une jument par la Renommée. Nos femmes, dit-elles, ne sont pas élevées comme vos Achéennes. La jeune Spartiate exerce son corps, elle apprend les chants et les beaux récits. Ulysse sourit, dresse la voile, l'invite à chevaucher la mer écumeuse.

Elle a chaud, rabat son peplos sur le lit, la hanche d'Euryclée juchée sur son autre hanche fait une sorte de colline. Les cuisses d'Ulysse, dit-elle en posant la main sur Euryclée, la cicatrice, le bois, l'arc d'Ulysse. La géante remue sous l'hommage hérétique. Tu t'es mordue pendant l'ébat, dit-elle presque endormie. Tu as raison, ils me tueront quand ils sauront. Pénélope marche nue dans le manoir, boit au lavoir, ses mains heureuses défilent le drap. Non, pense-t-elle, c'est de plaisir que je me suis mordue.

Je suis reine de Personne, plus libre entre 108 prétendants acides qu'entre toi, ton père et ton fils. En un temps hors du temps je l'ai rencontrée, je me suis reconnue servante dans une servante. Elle m'a séduite avec sa peau de lynx, son œil chasseur, nous fumons des feuilles de poirier et buvons de ton vin : le sort aux doigts rongés m'a rendue maître.

Une nuit que Pénélope redéfait pour la 200ème fois le chemin de fil du mariage, on enfonce la porte. Les prétendants en arme font constater sa tromperie, Euryclée les accompagne, les cheveux défaits.
Un trou béant à la place du visage.
Du sang coule entre ses jambes. 

Pénélope est un grand chien recouvert d'écailles qui saisit les hobereaux par le milieu du visage et les fait craquer entre ses dents. Pénélope lève sa quenouille et les enfile l'un dans l'autre par l'œil comme un collier d'oursins. Pénélope chienne de l'enfer dévore à même les ventres leurs intestins fumants et les jette à ses sœurs les Furies. Que les braises de ma colère vous traversent les poumons, fils de putes, que vos restes aillent flotter à la porte d'une boucherie, que vos chiens les reconnaissent et s'en emparent...
La Reine de Personne se reprend et retient ses mots. Elle incline la tête et cède. Le temps ne s'est pas encore refermé sur elle. Elle émet des mots parfumés. Elle promet d'arrêter sa décision sous la prochaine lune.

Euryclée prend la fuite et se réfugie à Pylos. Là, elle reprend des forces et arme son plan.
Lorsque Pénélope annonce le nom du prétendant auquel elle a donné sa faveur (le plus aimable et le plus équivoque, selon Hésiode, puisque certains l'appelaient Giton), Antinoos brise son cratère contre le mur.  Pendant ce temps, un vagabond caché par de longs cheveux secs comme des cordes prend pied sur l'île.

La suite de l'histoire, vous la connaissez. Ce qu'on n'a jamais su c'est QUI au juste Pénélope avait mis en doute et reconnu, À QUI au juste elle a demandé le secret de son lit, et quel sorte de bras allait bander l'arc contre les malfaiteurs.

"Ma mère déclare que je suis de lui. Moi je ne sais pas. Personne encore n'a par lui-même reconnu de qui il fut engendré."
 
Télémaque - Odyssée, chant I

lundi 23 mai 2011

Théorie du genre aux wc


With-then-apart”, ensemble et séparés

La question intéressante devient (...) : comment, dans une société moderne, (...) [des] différences biologiques non-pertinentes entre les sexes en viennent-elles à sembler d'une telle importance sociale ? Comment, sans justification biologique sont-elles élaborées socialement ?”

J'ai avancé que les comportements de genre (genderisms) ne sont pas produits sous l'effet d'un environnement en lui-même insensible à leur manifestation, mais par un environnement, en quelque sorte, conçu pour leur évocation.”

Erwin GOFFMAN, L'arrangement des sexes (1977)


Dans mon lycée de ZEP on trouve, en bout de salle des profs, deux wc pour 150 profs et une paire de lavabos communs. Ces deux wc pour 150 profs sont régulièrement pris d'assaut à des horaires dramatiquement communs qui sont : la récréation du matin, celle de l'après-midi, et de façon moins constrictive la pause du repas. Ces deux habitacles, bulles d'intimité uniques dans une institution jadis taxée de mammouthisme, sont chacun et respectivement marqués d'un logo “femme” (petit rond bipède à jupette) et “homme” (petite rond bipède sans jupette).

Jusque ici tout le monde a compris. Les individues portant jupe doivent attendre à gauche (quand bien même elles ne porteraient pas de jupe) et les individus ne portant pas jupe à droite. Soit-dit en passant, et sachant que l'institution dégraissante a opté pour le minimum vital en la matière, on peut se demander si la division de l'espèce en jupe et non-jupe ne nous a pas préservé-es de bien pire, à savoir un seul et unique wc pour TOUS. Fermons la parenthèse, et disons que là n'est pas la question.

L'institution mammouthe propose également, au milieu de la salle de travail, une paire de photocopieurs eux-mêmes pris d'assaut à certaines heures, sans aucune mention de jupe ou de genre. TOUS les personnels peuvent indifféremment reproduire à droite et à gauche, sur le photocopieur de leur choix, et faire la queue où bon leur semble. À l'opposé des toilettes, entre reprographie et soulagement, se tient une machine à café unique où processionnent des fonctionnaires de toute sorte, sans distinction de genre.

La nécessité pour le corps enseignant de reproduire des fragments de culture légitime, de se remplir de fluides placebos ou de soulager ses organes n'a donc pas été pensée selon les mêmes frontières. On me dira qu'hommes et femmes n'urinent pas de la même manière, mais cela n'a pas toujours été. Pendant des siècles, à la cour, à la campagne, dans la venelle cloacale, hommes et femmes ont pissé de la même manière, debout, jambes fléchies ou non selon l'âge et la dextérité. Partout où sont des toilettes turques, hommes et femmes partagent sans atteinte notable à leur dignité le même espace, puisque ils y sont de toutes manières seul-es et protégé-es des regards.

Dans le couloir menant aux toilettes de mon lycée se forme une queue d'abord mixte (le passage est trop étroit pour en faire deux), qui se subdivise devant chaque porte en deux flux : jupe et non-jupe. Étrangement, nous vivons toutes et tous la même misère institutionnelle, celle qui consiste à considérer que le corps enseignant n'a pas de corps (pas de médecine du travail, pas de chaises, de points d'eau, de sanitaires), nous vivons sous un régime de mépris commun le mépris pour mon corps mammouth, mon corps animal, mon corps désirant, mon corps fatigué, assoiffé ou malade, et pourtant nous nous séparons en deux files devant les toilettes.

Or il se trouve aussi que le mammouth enseignant de base est à 57 ou 60 % un mammouth femme. Le corps enseignant qui fait la queue devant les toilettes hommes et les toilettes femmes est majoritairement enseignante, ce corps qui éduque les enfants depuis le berceau jusqu'au baccalauréat (mais très peu après), ces femmes qui saignent, se changent, se déboutonnent et s'asseyent, nettoient la lunette ou se repeignent en privé, alourdissent la queue piétinant devant la porte de gauche tandis que les corps mâles sortent de la file et parviennent au but deux fois plus vite. 

Parfois la queue devient bruyante, caustique, insolente, comme pour tromper le sentiment de son humiliation par une gaité d'esquive, parfois elle se réduit à une queue exclusivement féminine stoppée par la porte de gauche tandis que les wc de droite sont VIDES, sans que personne y trouve rien à redire. Et parfois encore, il arrive que cette mainmise invisible du dressage de genre vole en éclat :  sous la poussée du corps impérieux, une forte tête sortie de l'absurde file femelle franchit la porte du sanctuaire mâle, parfois suivie par deux ou trois liliths de circonstance... Héroïne méconnue, Rosa Parks de la ségrégation banale, qui retournera pourtant comme “naturellement” dans les toilettes marquées d'une jupe dès lors qu'elles seront libres...

Au fait, j'oubliais un détail : ce sont les mêmes, absolument les mêmes que celles des non-jupes.

Le 18 avril 2011, une transsexuelle mtf était rouée de coups dans un Mac Donald de Baltimore (États-Unis) après s'être rendue aux toilettes. Six employés ont assisté à la scène sans intervenir, l'un d'entre eux l'a filmée. Les deux adolescentes auteures de l'agression ont expliqué que ce que qu'elles jugeaient être une “homme” (une fausse femme), n'avait rien à faire dans les toilettes dames.

vendredi 13 mai 2011

Le monolog de la lesbienne


Comment devient-on lesbienne ? J'avoue que cette question n'a jamais eu aucun sens pour moi.
Avant d'être lesbienne, j'étais déjà anormale. Peut-être même plus avant qu'après d'ailleurs.
Ce qui fait que depuis, je ne suis pas seulement lesbienne, je suis une lesbienne anormale.
L'intérêt d'être lesbienne en ce sens était d'entrer dans un groupe anormal. Après, que des femmes de ce groupe anormal aient des remarques à vous faire sur vos mœurs, ça n'a plus grande importance. Du moment qu'on a passé la frontière, on n'est plus à un détail près.

Mais qu'est-ce qu'être anormale, me direz-vous ?
Il faut très peu de choses pour être anormale. On peut même se sentir très à l'aise dans son anormalité jusqu'à ce quelqu'un ou quelque chose vienne vous en empêcher. Par exemple on peut trouver tout à fait normal de placer son pot sous une table de camping dressée sur un promontoire et d'adresser de grands discours aux passants tout en procédant. Louis XIV trouvait ça tout à fait normal : on se satisfait très bien de son anormalité jusqu'à ce qu'elle devienne l'anormalité des autres. Somme toute, devenir lesbienne me semble une manière moins coûteuse de se réapproprier son anormalité que de devenir folle, reine, dictateure ou trader.

Mais comment donc avais-je pu si naturellement devenir anormale ?
La première conscience de mon anormalité m'est venue en emménageant en ville. Jusqu'alors, courir nus dans les prés, monter aux arbres, ligoter ses petits camarades sur un radeau ou monter sur des vaches était tout à fait normal.
J'en déduis qu'avoir grandi à la campagne au sein d'une horde de gamins et de gamines de tous âges peu soumis au contrôle parental a pesé dans mon anormalité. Nous étions aventureux, bricoleurs, endurants, pleins d'initiatives étranges et passionnantes, nous savions affronter les chiens méchants, les passages de rivière et les nationales roulantes, le monde était un terrain de jeu ouvert où tout était permis : un HLM au milieu d'un pré, sans dealers ni patrouilles de police. Se battre, rouler dans le foin, faire des pyramides pour passer les murs et regarder les grands s'embrasser avait fait de nous des petits animals chauds et vifs, curieux, entreprenants, aimant se frotter aux autres et au monde, bref bien trop éveillés pour une cour d'immeuble provinciale et proprette.

Pour autant ne vous mettez pas à déménager en hâte de vos prés et de vos villages. Je ne suis pas en train de dire que la campagne mène à l'homosexualité. Ou alors que c'est une possibilité. Ou alors qu'un certain type de campagne et d'éducation naturelle jointes à une grande impatience de vivre mène à... avoir des ennuis. En lisant l'Opoponax de Monique Wittig sans rien savoir d'elle ni qu'elle était l'auteure de La pensée straight, j'ai reconnu un monde. Le continuel présent de la sensation, de l'action, la leçon de choses par excellence qu'est une enfance sans murailles : grain des vêtements, du bois, des grillons dans la main, de chaque qualité de pierre ou de chute qui fait de la petite campagnarde à l'égal du petit campagnard une héroïne du réel, une sensualiste conquérante. “Le petit garçon qui s'appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c'est qui veut voir ma quéquette, qui c'est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n'a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. On voit sa maison de la porte de l'école...”

Une enfant trop vivante, bien trop grande et culottée pour son âge, intellectuellement et sexuellement précoce, a toutes les chances de sortir du cadre au moment où les parois se resserrent. Elle a pris l'habitude d'organiser des matchs de boxe, de passer la main dans le short de Georges à la récré et de lire des scènes interdites de Gérard de Villiers dans le garage à vélo ; le jour où l'on monte le teepee indien reçu par les Hilaire à Noël, les enfants rentrent avec une culotte qui n'est pas la leur et les mères font tous les étages de bas en haut pour remettre la bonne culotte sur le bon derrière.

J'ai toujours été anormale. Même hétérosexuelle.
J'étais fraternellement, incestueusement ardente et j'en ai tiré du plaisir. Je touchais mes petits camarades, je leur disais de fermer les yeux et je les embrassais. À 10 ans ligotée sous le lit de Patrick P. par une bande Velpeau la morsure du plaisir, à 14 ans le prof de musique de mon collège, à 18 ans la tentative de passer aux choses sérieuses en jouant des gages sexuels aux échecs... Je venais de perdre, j'avais le choix entre une fellation, une “défloration” et une sodomie. J'ai trouvé le moyen de choisir la sodomie. Complètement anormale, je vous dis.

La source du problème, c'est quand on commence vaguement à ressembler à des adultes et à avoir le devoir de leur ressembler. Les boums, les slows, les filles en brochette guettant l'invitation du garçon, les demandes officielles et la course au look : il était pour moi positivement impossible, après avoir caressé 10 ou 15 queues et dressé des grillons à faire du théâtre sur un panier d'osier, de surmonter l'épreuve d'un slow in extenso. Hors-cadre. D'ailleurs j'étais déjà devenue inquiétante pour le genre de lycéen qui demande à son copain de demander pour lui à la copine de sa copine si elle veut bien sortir avec lui. (Ma copine ou la copine de ma copine ?)

J'étais tellement anormale que j'ai suspendu toute sexualité, à l'âge où les autres la commençaient. Les corps étaient trop loin, le protocole trop lourd, insupportablement faux. Bourse aux meufs, petites tricheries complimenteuses, dépréciation des coucheuses et monopoles bogosses, c'était fini avant même d'avoir commencé.
Je le haïssais, le protocole, c'est bien simple, je suis tellement anti-protocole que lorsque j'ai  eu des relations hétérosexuelles normales (soit très rarement), je les cachais.

Des années encore, le corps des garçons allait m'accompagner : je trouvais le moyen, ici et là, de zigzaguer entre les herses ; je me ruinais, je m'épuisais.
Quand une femme a fait pour la première fois une tentative vers moi, je n'ai rien ressenti, rien pensé. Ni bien ni mal. Ni envie ni dégoût.
Enfin, dans l'immédiat...

Et c'est comme ça qu'on devient lesbienne.

dimanche 8 mai 2011

Pornotopies



« La violence n'est pas un moyen mais une pratique. »
Elsa Dorlin
 

Je regarde les mains d'E. Des mains de femme longues et bien remplies (qui ne font ni ressortir les phalanges ni affleurer les veines). Des mains sans taches où les ongles poussés au naturel n'ont pas été taillés. Des mains de femme propre sans zèle, avec juste une striure de poussière incurvée sous l'ongle.


La porno(u)topie est la science destinée à réinjecter dans l'imaginaire des sociétés structurées le génie vital d'un enfant de trois ans.

ÉcologiX

Une petit homme chemine au sein d'une forêt vertigineuse. Il est repéré par de lestes créatures chlorophylliennes qui l'ont suivi depuis les hauteurs. Deux d'entre elles fondent sur lui, le saisissent l'allongent et l'immobilisent. L'une se tient debout sur son torse tandis que l'autre lui met un doigt et l'érige, d'un habile massage de prostate. Tandis que le ventre du gnome gonfle comme un ballon, les deux tarzanes le font passer par toutes les positions connues du gang-bang. Sur lui, derrière, soutenu jambes écartées en l'air, l'une chevauchant son cul, l'autre sa bouche, s'enfilant à loisir sur lui comme si non pas lui mais bien elles l'enfilaient. Tant et si bien que le ventre du petit homme gonfle, gonfle comme une vessie de parturiente et accouche d'un jet de lumière dorée, qui retombe sur le sol. 
 
L'homme est mort ; à sa place pousse un de ces gigantesques baobabs où s'égaie le peuple des tarzanes. C'est ainsi, dit-on, que naissent les beaux arbres de la forêt d'Az, Shanghaï immémoriale.

ÉquinoX

Vel-A vient d'avoir 35 ans, c'est le jour de son Éki. Dans le peuple des Labidées, toutes sont sans exception appelées à changer de sexe à mi-vie. La petite femelle connaît une seconde croissance qui va lui permettre de doubler sa cage thoracique, son épine dorsale, son clitoris. Ses mamelles se vident, ses fonctions cérébrales se spécialisent dans la protection des femelles et du territoire, sa densité tissulaire augmente.
Vel-A a été choisie par une jeune femelle de sa famille, l'inceste n'est pas obligatoire mais indifférent, la jeune femelle va l'initier à ses nouvelles fonctions et l'aider à se révéler. Tout le village est présent et chante des chants inouïs, saisi d'un connaissance qui ne tombe que les jours d'Éki.
Pour aguerrir ses forces, Vel-A doit d'abord parvenir à se saisir de la jeune femelle qui est à la fois légère et véloce. Quand elle parvient à la maintenir au sol, elle passe son sexe sur toutes les parties planes du corps de l'adversaire pour secréter le “voile commun”. Tant que le ”voile commun” n'est pas secrété, elle ne pourra rien faire. Si Vel-A ne parvient pas à secréter le voile commun, la jeune femelle va la frapper, le sexe en extension de Vel-A profitera de ses coups. Il n'y a pas de final. Si Vel-A parvient à pénétrer la jeune femelle, ne fût-ce que de quelques centimètres, elle va engendrer chez celle-ci une fureur d'insatisfaction démultipliant le voile commun.

L'accouplement dure de 12 à 18 heures, il va se répéter les jours suivants avec plus de violence encore.
Comme la corrida, l'Éki est l'une des rares histoires de la joie réelle, “un de ces points de la planète où l’on peut essayer de comprendre moins mal. Une façon différente d’être malheureux. L’autre insomnie”.

Hippothèse

La femelle hippocampe est dotée d'un redoutable braquemart qui lui permet d'injecter ses œufs dans la poche ventrale du mâle. Ému par les efforts de sa compagne, le mâle éjacule et féconde les œufs dont il accouchera. C'est un épisode lent et douloureux au terme duquel les enfants hippocampes seront expulsés de la poche tandis que la femelle observera la chose avec intérêt tout en caressant ses compagnes (elle peut aussi lire le journal ou parier sur une course de lévriers). Si par hasard un enfant hippocampe refuse de sortir,  le praticien se penche sur la poche ventrale saignante et tuméfiée en murmurant : oh, mais c'est un Attila que nous avons là... Il se saisit d'un forceps, le pied bien calé contre le ventre hippocampe, et l'en extrait de gré ou de force.

Si on te demande ce que tu es, pourquoi tu l'es et pourquoi tu n'as pas fait autrement, pense hippocampe. La 3D avec ses tentacules, ses monstres, ses machines impossibles,  c'est un peu le retour aux sources en matière de désir.
Une lesbienne est une femme revenue dans sa forêt.

Elle parle des éditeurs. Je n'écoute plus. 
Je regarde ses mains, qui couvrent intégralement le verre ballon.
Je pense : est-ce que par hasard elles rentreraient ?