“Je
suis lente et stupide mais décidée”
Au
Maroc, Jane Bowles se met une troisième oreille.
Ce
qu’elle aime dans la vie tangérine, c’est une sorte de confusion
apparente qui atteint toujours son but, à son image en quelque
sorte. Ce sont toutes ces choses étonnantes qui se résolvent comme
par miracle : une fête religieuse avancée de cinq jours au dernier
moment, la soupe Herrira qui arrive fumante des lointains quartiers
de Tanger, en quantité suffisante pour tous... “Ces
choses marchent
pour
les Arabes, non pas en raison d’une loi du hasard mais parce qu’une
telle absence de concentration, ne fût-ce que sur l’avenir proche,
permet à toutes sortes de rythmes mystérieux, dont nous n’avons
plus la maîtrise, de s’épanouir...”
Bowles
fait le tour des “entrées” : d’abord savoir qu’il y a deux
mondes, les hommes et les femmes, et qu’il faut parfois en passer
par les hommes pour accéder aux femmes. Ensuite comprendre ce qui se
cachait derrière les rires et les petits cadeaux de la casbah :
Tetum est la tendre amie de Zodélia, tout cela file aussi clairement
qu’une procession de campagne en pleine nuit.
“Leur
relation est une lutte pour le pouvoir, un jeu arabe appelé tla el
fouq, le jeu du chien qui occupe la position du dessus.”
Jane
Bowles se dit désespérément amoureuse de Tetum, au point de
vouloir quitter Tanger, quand elle fait la connaissance d’une autre
paysanne nommée “Chérifa”. Or Chérifa est entichée de
Boussif, un veuf se refusant à épouser une paysanne qui de surcroît
ne porte même pas le voile. Jane s’entremet entre eux, et d’une
certaine façon se sert de Boussif pour fréquenter Chérifa, qui n’a
aucune envie de la voir seule...
L’approche
de Chérifa sera très longue, et curieusement (pour une étrangère
aux mœurs équivoques), facilitée par les fêtes religieuses. C’est
à l’occasion de l’Aïd es Seghir d’abord, puis de l’Aïd el
Kebir, que Bowles parvient à s’introduire dans la maison de
Chérifa et à y passer la nuit. En revanche elle se désole de ce
que Tetum ne boive pas, ce qui aurait contribué à la déraidir.
Scandaleuse et innocente, boîteuse danseuse, elle passe les
lignes.
Elles
vont vivre près de 5 ans ensemble. Ce qui les unit mérite peut-être
de ne pas être nommé. Elle m’embrasse, dit Jane, se
montre très tendre et pleine de sentiments exquis, puis s’allonge
sur le lit et dit : maintenant, dors. Les ami(e)s des Bowles
voient en elle une personne ennuyeuse, désagréable, intéressée et
menaçante. Une brève relation charnelle, qui ne semble pas avoir
été une réussite, ne décourage pas Jane. Contrairement à Paul
elle n’a pas choisi de beaux artistes ou de beaux poètes mais une
“paysanne inculte qui n’a jamais visité Fès”... Et ce
n’est pas pour rien.
Ce
que Chérifa lui offre, c’est d’entrer dans la vie marocaine, de
constituer une maisonnée où recevoir des femmes arabes, avoir des
chats, un chien, un perroquet vert capable de dire “mon nom est
Seth”. C’est une invention domestique directement branchée sur
le marché à grain et le bar de l’hôtel Parade, où Jane Bowles
biberonne sans égard pour sa santé de plus en plus borderline... Ce
que Bowles offre à Chérifa, bloquée par le célibat, c’est de
quitter la maison familiale, d’avoir “une chambre à soi” et
bientôt une sorte d’autonomie financière -que les riches
Américaines taxeront de cupidité, sans jamais faire retour sur leur
propre salaire d’épouses.
Qui
d’autre que Bowles songerait à s’acheter une vie de femme arabe
dans la casbah si l’on considère qu’elle ne “vaut” rien pour
des yeux occidentaux ? Chérifa n’est ni une idylle orientale ni
une relation tarifée, c’est un échange où ce qu’on donne de
part et d’autre ne rentre dans aucune de nos codes (se marier,
s’offrir un domestique, une amante, un ouvrier, une danseuse). Et
c’est sans doute la raison de l’interprétation la plus
soupçonneuse de l’histoire.
En
1957, après une dispute avec Chérifa, Bowles connaît une première
attaque cérébrale. Elle a consommé une confiture de kif offerte
par Chérifa. Tout le monde en prend à Tanger, mais c'est assez pour
conforter la thèse de l'empoisonnement. Jane n'a jamais vraiment
démenti. Face aux mises en garde elle hausse les épaules ou
plaisante : mais elle essaie de me tuer tous les six mois !
Bowles est tout à fait capable de se détruire seule comme le montre
sa consommation d'alcool, notamment face à la difficulté d'écrire.
Elle
sait que le silence et le vide sur la mer de Ceylan sont bien plus
redoutables que les sortilèges chérifiens.
“Il
se peut simplement que je sois horrifiée de me réveiller et de ne
pas me retrouver en Afrique.”