vendredi 10 août 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 3


Je suis lente et stupide mais décidée”

Au Maroc, Jane Bowles se met une troisième oreille.
Ce qu’elle aime dans la vie tangérine, c’est une sorte de confusion apparente qui atteint toujours son but, à son image en quelque sorte. Ce sont toutes ces choses étonnantes qui se résolvent comme par miracle : une fête religieuse avancée de cinq jours au dernier moment, la soupe Herrira qui arrive fumante des lointains quartiers de Tanger, en quantité suffisante pour tous... “Ces choses marchent pour les Arabes, non pas en raison d’une loi du hasard mais parce qu’une telle absence de concentration, ne fût-ce que sur l’avenir proche, permet à toutes sortes de rythmes mystérieux, dont nous n’avons plus la maîtrise, de s’épanouir...

Bowles fait le tour des “entrées” : d’abord savoir qu’il y a deux mondes, les hommes et les femmes, et qu’il faut parfois en passer par les hommes pour accéder aux femmes. Ensuite comprendre ce qui se cachait derrière les rires et les petits cadeaux de la casbah : Tetum est la tendre amie de Zodélia, tout cela file aussi clairement qu’une procession de campagne en pleine nuit.

Leur relation est une lutte pour le pouvoir, un jeu arabe appelé tla el fouq, le jeu du chien qui occupe la position du dessus.

Jane Bowles se dit désespérément amoureuse de Tetum, au point de vouloir quitter Tanger, quand elle fait la connaissance d’une autre paysanne nommée “Chérifa”. Or Chérifa est entichée de Boussif, un veuf se refusant à épouser une paysanne qui de surcroît ne porte même pas le voile. Jane s’entremet entre eux, et d’une certaine façon se sert de Boussif pour fréquenter Chérifa, qui n’a aucune envie de la voir seule...

L’approche de Chérifa sera très longue, et curieusement (pour une étrangère aux mœurs équivoques), facilitée par les fêtes religieuses. C’est à l’occasion de l’Aïd es Seghir d’abord, puis de l’Aïd el Kebir, que Bowles parvient à s’introduire dans la maison de Chérifa et à y passer la nuit. En revanche elle se désole de ce que Tetum ne boive pas, ce qui aurait contribué à la déraidir. Scandaleuse et innocente, boîteuse danseuse, elle passe les lignes.

Elles vont vivre près de 5 ans ensemble. Ce qui les unit mérite peut-être de ne pas être nommé. Elle m’embrasse, dit Jane, se montre très tendre et pleine de sentiments exquis, puis s’allonge sur le lit et dit : maintenant, dors. Les ami(e)s des Bowles voient en elle une personne ennuyeuse, désagréable, intéressée et menaçante. Une brève relation charnelle, qui ne semble pas avoir été une réussite, ne décourage pas Jane. Contrairement à Paul elle n’a pas choisi de beaux artistes ou de beaux poètes mais une “paysanne inculte qui n’a jamais visité Fès”... Et ce n’est pas pour rien.

Ce que Chérifa lui offre, c’est d’entrer dans la vie marocaine, de constituer une maisonnée où recevoir des femmes arabes, avoir des chats, un chien, un perroquet vert capable de dire “mon nom est Seth”. C’est une invention domestique directement branchée sur le marché à grain et le bar de l’hôtel Parade, où Jane Bowles biberonne sans égard pour sa santé de plus en plus borderline... Ce que Bowles offre à Chérifa, bloquée par le célibat, c’est de quitter la maison familiale, d’avoir “une chambre à soi” et bientôt une sorte d’autonomie financière -que les riches Américaines taxeront de cupidité, sans jamais faire retour sur leur propre salaire d’épouses.

Qui d’autre que Bowles songerait à s’acheter une vie de femme arabe dans la casbah si l’on considère qu’elle ne “vaut” rien pour des yeux occidentaux ? Chérifa n’est ni une idylle orientale ni une relation tarifée, c’est un échange où ce qu’on donne de part et d’autre ne rentre dans aucune de nos codes (se marier, s’offrir un domestique, une amante, un ouvrier, une danseuse). Et c’est sans doute la raison de l’interprétation la plus soupçonneuse de l’histoire.

En 1957, après une dispute avec Chérifa, Bowles connaît une première attaque cérébrale. Elle a consommé une confiture de kif offerte par Chérifa. Tout le monde en prend à Tanger, mais c'est assez pour conforter la thèse de l'empoisonnement. Jane n'a jamais vraiment démenti. Face aux mises en garde elle hausse les épaules ou plaisante : mais elle essaie de me tuer tous les six mois ! Bowles est tout à fait capable de se détruire seule comme le montre sa consommation d'alcool, notamment face à la difficulté d'écrire.

Elle sait que le silence et le vide sur la mer de Ceylan sont bien plus redoutables que les sortilèges chérifiens.

Il se peut simplement que je sois horrifiée de me réveiller et de ne pas me retrouver en Afrique.”