dimanche 13 novembre 2011

Far from the lesbian tea house


Elle s'appelle Tatiana Nine, vit à Indianapolis au cœur du Middle West où elle partage une petite location avec deux autres femmes. Elle élève seule un enfant de trois ans, sex has consecuencies... Quand l'enfant se réveille à environ 7 heures aux États-Unis, il est 14 heures à Marseille. Je marche pieds nus dans de grandes flaques de lumière blanche, l'eau coule dans ma baignoire : elle n'a plus d'adult rights à cette heure où l'enfant déjeune sous sa surveillance, j'éteins l'ordi, je charge mon appareil et je sors.
Dans la vie nous ne nous sommes jamais rencontrées, nous ignorons tout l'une de l'autre. Et pourtant ce 12 novembre nous échangeons une ou deux phrases immédiatement intimes sur nos situations respectives : he's a pain in my ass but I like to be his mother. C'est un court échange sur la boîte “chat” de Second life*, d'une intimité abrupte. D'où naît cette confidence entre deux inconnues de part et d'autre de l'Atlantique ?

Sur SL des accélérateurs de potentialité permettent de faire en une heure des choses qu'on ne ferait pas en une semaine en RL*. Je peux dire hier j'ai baisé un cyclope, j'ai marché sous les eaux du quartier de Boca à Buenos Aires, j'ai fait l'amour dans toutes les positions avec une femme et un homme, je me suis fait éjecter trois fois d'une parcelle et j'ai eu une vive explication avec sa modératrice. On me dira que non, ces choses ne se sont pas réellement passées, mais oui elles me sont arrivées. Elles ne me sont pas arrivées au même titre que si je les avais faites “en vrai”, et pourtant des choses réelles me sont arrivées : les émotions que j'ai reçues, le plaisir et le déplaisir ressentis : je suis seule et je ne suis pas seule, le monde entier peut m'arriver, par doses microscopiques.

J'ai rencontré Tatiana Nine sur Second life. Sans un mot nous avons fait l'amour.
Je venais de me réveiller sur Dark station, le nuage de vapeur qui est moi retrouvait les formes de son avatar après un upgrade laborieux : une Eurasienne blonde aux lèvres satellitales nommée Negrotica. La Dark station est consacrée aux accouplements monstrueux. C'est une ferme obscure qui propose une série d'animaux animés (chiens, brebis, taureaux), un feu de camp éternel et quelques créatures mythiques fornicables : une chimère, une centaure, des satires, King Kong et le cyclope. La Dark station est régulièrement fréquentée par des hommes chevaux cherchant un accouplement hors-nature, des “males” travestis en “females”, bref tous ceux qui ont compris que la sexualité se passe précisément là où nous ne sommes plus ce que nous sommes. La question de savoir qui l'on est dans la vie se pose assez peu, on ne dit pas “man” ou “woman” mais tout au plus “male” ou “female”, et le plus souvent rien du tout. Quelle importance de savoir qu'un avatar “female” pourrait s'avérer être un mâle, du moment qu'il ne se fait ni pressentir ni deviner...

Ce jour-là Tatiana Nine montait un escalier de bois qui menait à l'étage, je ne me souvenais plus de ce qu'il y avait là-haut et j'ai moi aussi emprunté l'escalier.  Il y avait un grand lit, des canapés profonds ; Tatiana Nine était nue et déjà animée, je me suis jointe à elle.
Elle fait partie des 99%, turbinant at home pour amortir les avaries de l'american dream, hétérolibérale sur laquelle est passée un butor qui lui a légué ce baby sans boom, un petit Tommie boy qui s'empare de ses jours et de ses soirées. Elle ne va plus trop à l'Indi bar et elle n'a plus très envie de ramener un macadam lover, alors quand le petit s'endort elle se connecte sur SL.
En RL, elle ne se connaît pas d'attirances féminines, simplement de bonnes copines qui amortissent le sous-salariat et le passage des butors,  mais sur Second life elle ne dit pas non. Sur Second life tout est possible, on est sous la protection des textures, on enfile la 3D comme une pantoufle de Cendrillon, ce sont les animations qui décident de la geste érotique, pas moi. Tatiana Nine dirait sans doute : je ne suis pas lesbienne mais je “couche” avec des femmes. Peut-être d'ailleurs ne sont-elles pas des femmes, l'important étant seulement qu'elles le paraissent. Le désert du réel ce n'est pas le virtuel. C'est la portière de la Fiesta qui refuse de se fermer, les sacs de courses dont le fond lâche, ce fast-food où l'on boit un mauvais café avec Beth avant de passer rependre Tom à la crèche. C'est un réel où le désir ne passe plus.

Sur SL Tatiana Nine s'est fait un beau petit look de minette. Dans son inventaire il y a des skins extras de toutes les couleurs, des yeux, des mèches, un bel éventail de pubis plus ou moins arborés. Tatiana s'est aussi procuré un jeu de sexes d'homme et lorsque nous nous unissons, à l'étage de la sex farm, elle ne fait aucune difficulté pour s'en servir...
C'est peut-être ce secret partagé qui nous met sur un tel pied d'intimité, ce secret qu'elle ne dévoile pas même à Beth au Dinky, cette liberté que nous nous sommes accordée -How did u do it ? -It was awesome... Elle m'a fourrée, je l'ai fourrée ; de part et d'autre de l'écran nos corps ont accepté ce contrat qui ferait, si elle l'accueillait, voler sa vie en éclat. Et pour cette raison même, malgré la privation sensorielle, malgré une qualité d'animation digne de Mickey, nous en avons tiré une puissante émotion.

C'est la seule seconde chance d'un monde sans chance. La brèche dans la clôture électrifiée de l'hétérosexualité.
Et tandis que Tatiana Nine réveille Tommie à Indianapolis, je me fais engrosser par une hydre qui me donne un œuf, j'accouche de l'œuf dans la grange et je quitte la sex farm avec un bébé hydre sur l'épaule.

Il a de beaux yeux verts et une voix de grenouille ; je me demande si je ne vais pas l'appeler Tommie. 


* Second life est une univers persistant ou "métaunivers" créé en 2003 par Linden Lab.

* Real life.

mercredi 26 octobre 2011

Faire un porno sans Rocco - Pornotopie again


1. Prenez une cloison légère type hlm, percez-y à hauteur de ceinture un trou de 7 cm de diamètre environ : ceci s'appelle un glory hole. Penchez-vous sur le trou avec un air de mystère. Qu'en sortira-t-il ? Qu'adviendra-t-il de nous ? Pleuvra-t-il demain ? Où en es-tu de ta méditation historique ?

2. Choisissez un godemiché si possible souple, de la taille et de la coloration de votre choix (une teinte sombre a plus de chance de tromper le regard). Vous y aurez préalablement creusé, au moyen d'une aiguille à tricoter légèrement chauffée, un canal longitudinal allant de la base au prépuce dans lequel vous aurez inséré un tube flexible relié à une poire à lavement remplie d'on ne sait quoi (de l'encre, du sang, de l'eau de vie, un banal shampoing recolorisé peut déceler une certaine dose d'entrain parodique).

3. Installez la caméra à distance respectable (pour vous donner un minimum d'espace de jeu), vérifiez le cadrage et lancez l'enregistrement.
Vous pourrez embaucher une complice pour tenir le godemiché de l'autre côté de la cloison, le faire saillir tout doucement, se cabrer ou frétiller d'aise selon les besoins de l'action. Si vous n'avez pas de complice fixez-le à la cloison et ça fera aussi bien l'affaire.

4. Vous allez vous livrer avec la pièce à un savant jeu de caresses, de chiquenaudes, de déclamations politiques et/ou de succions destinées à donner l'illusion du vivant. Selon vos ambitions, vous pouvez décider ou non de vous livrer à un flirt plus poussé avec l'objet, l'accueillir entre vos cuisses, le rejeter, l'engager plus avant si vous le sentez, face au mur, dos au mur, entre vos seins, sous les aisselles, selon votre bon plaisir. C'est à vous de décider de la douceur ou de la violence de l'assaut : surtout ne jamais consulter que votre désir.
Vous pouvez également, au fur et à mesure de votre fièvre chorégraphique, libérer quelques gouttes de l'exsudat contenu par la poire (une pression suffit), vous en barbouiller le visage ou les cuisses ou bien le recueillir dans un verre à pied ou à whisky.

5. Si un noir liquide vous explose à la gueule, vous avez toutes les chances d'obtenir un effet de comique dysjonctif. Rose si c'est un opus queer zone, vert si vous avez une commande de l'office du développement durable, et si c'est rouge, n'hésitez surtout pas à afficher vos convictions révolutionnaires : “L'artiste c'est l'explorateur, celui qui va dans la zone rouge et en ramène des infos.” Ou pourquoi pas “Non aux violences conjugales” s'affichant en bas de l'écran. Plus commun ? Tout est possible.

J'ai vu ce film banal et bon marché. Il ressemblait à toutes les scènes glory hole de la création sauf qu'il distillait, au fur et à mesure de son déroulement, un doute. Un objet inanimé risque toujours de dénoncer au regard attentif sa véritable nature. Tout est affaire de conviction. Nous sommes tout à fait prompts à croire que de l'autre côté d'une queue et d'une cloison il y a -forcément et nécessairement- un homme. D'ailleurs il y a toujours et la plupart du temps : un homme (à supposer que l'on sache bien au juste ce qu'est un “homme”). Sauf que l'absence d'homme voire de corps produit au fond la même scène -avec un minimum de talent : il y a toujours ce que l'on veut qu'il y ait. Qu'est-ce qu'un homme (sans majuscule) : ce qu'il y a au bout d'une queue ? (soit au choix : rien, 8 siècles de propagande hétérocultuelle, une femm, un ôm, une poire à lavement).

Il y a de l'homme sans homme, de la queue sans homme, de l'éjaculat sans homme, du coït entre la feuille et le caillou, du corporel sans corps. Il y a autant de croyance chez Dreyer que dans PorniX diffusion Paris 10ème, la religion sexuelle se fiche des corps. Faites-en ce que vous voulez, rhaaaaa.

Revenez-y le 77ème jour, le ventre gonflé comme un wagon. Accouchez de l'histoire, d'une scie, d'une harpe, d'un hyène tachetée comme les chèvres de Laban. Penchez vous sur le glory hole de votre fécondité auteuriste, mettez-y de la micropolitique, du Bach, de l'Ubu reine, du drama queen et recevez de nouveau un seau de peinture dans la tronche : le x n'a aucune espèce de limite conceptuelle. Un peu comme Pinocchio* ou l'Odyssée* : c'est le récit sur lequel on peut tout écrire.


* Je songe à l'excellent et ignoblissime Pinocchio de Winshluss, prix Angoulême 2009

 * Je songe à moi (!)
  http://negroticon.blogspot.com/2011_05_01_archive.html 

   PS : Toute production visuelle est évidemment la   bienvenue...

mercredi 19 octobre 2011

Bang bang (II) Scène de la vie quotidienne au commissariat


L'AGENT DE LA FORCE PUBLIQUE

-Vous voulez déposer une plainte ou une main courante ? Bon parce que la plainte c'est pas pareil, il faut d'abord aller à l'hôpital, faire constater les coups et revenir avec le constat...
-Ah alors c'est une main courante. Une main courante c'est facile, pas d'examen, pas de certificat, vous dites ce que vous voulez...
-C'est qui la victime, c'est vous ? D'accord, c'est vous.
-À votre domicile ? D'accord. Mais c'est qui cet homme qui vous a frappée à votre domicile ? Vous le connaissez ? Vous le connaissez sûrement...
-C'est le mari de madame ? Madame, c'est votre mari ? Votre mari a frappé madame?
-Donc vous me dites que votre mari, là, au lieu de vous boxer vous, il a boxé madame...
-Comment ça, vous trouvez ma remarque étrange ? Le mari de madame vous a bien frappée non ? Alors allez vous asseoir, mesdames, et on vous appellera...

Le mari de madame hi hi, le mari de madame

Quand on les rencontre on ne sait pas pourquoi ils sont mariés. Des gens mariés, c'est immédiatement légitime, y'a rien à dire, ça n'a pas de contenu. C'est beau et fort dès le départ. Ce qu'ils y mettent, que ce soit de l'amour, du plaisir, de l'estime ou un pamplemousse, c'est pareil. Ça pourrait aussi bien être un crédit revolving ou un contrat de location, dans le contrat on regarderait les termes, là on ferme les yeux, on ne regarde pas, c'est sacré le mariage. Il ne faut surtout pas y mettre les pieds. Quand les gens commencent à vous mettre dans cette chose on ne le sait pas. Les enfants grandissent là-dedans et ne s'en aperçoivent pas, ou plus tard. Qu'ils sont dans la haine, dans un amour qui les dépasse ou dans un crédit à fort taux d'intérêts, ils mettent des années à comprendre qu'ils ont grandi dans quelque chose qui n'était pas eux.

Là c'était un beau couple, M. et E. Un bel alliage honorant la mondialisation. Il y a donc eux, cette boîte de Pandore dans laquelle on ne regarde pas, et moi : je suis l'amante du couple.
Si tout avait été bien fait j'aurais été l'amante du mari. Ça n'aurait pas posé de problèmes amante du mari, on ne prend pas de coups pour si peu. Mais voilà, moi je serais plutôt l'amante de l'épouse. Je dis plutôt parce que ce n'est pas trop clair pour le mari. Et pour l'épouse aussi ces choses mettent du temps à se savoir : les maris on leur appartient, c'est comme ça. Logiquement, si elle est à lui et moi à elle, alors je suis aussi à lui. L'épouse est dans ce film sans le savoir, ce film beau et fort qu'on ne passe jamais mais dont on rêve juste un peu au moment de se marier. Mien tien. Cette femme est à moi disaient ces pauvres enfants. C'est là ma place au soleil.

Moi une gouine

Les invités sont au salon. Ils sont venus pour la saisie de l'appartement de E. Ce sont de bons amis. Sachant qu'en resserrant les rangs on peut boire et pourquoi pas fêter un désastre. Elle paie son appartement depuis des années. Pendant des années les dettes de son premier mari ont rongé l'appartement qu'elle payait. C'est fini. Elle va quitter l'appartement. Les amis demandent qu'est-ce qu'on peut faire ? on leur ressert un coup. Elle dit aussi qu'elle va divorcer. Du second mari.
Elle a tenté de passer la main à travers les barreaux ; elle ne sait pas comment passer le corps. Sans en passer par la violence ou l'alcoolisation. Le second mari, lui a toutes les clés.

Il a cette manière habile et insidieuse de s'emparer de nos besoins, il nous ressert dans nos verres, il est dans le couloir, il va nous chercher du tabac, j'insiste pour lui donner de l'argent, il a toute prise sur la question : se rapprocher, feindre une étreinte amicale et câline, me coller sa queue entre les jambes. À deux mètres de nous de l'autre côté de la cloison sont les conversations calmes, les couples sages, le glacis barge et despotique de la normalité dans toute sa splendeur schize. Je le repousse deux fois. Je le laisse haletant devant son attirail nespresso de clooney levantin. Comment ai-je pu ? Moi une gouine, me refuser à lui ? Toi un Turc, moi une gouine. Que se serait-il passé si j'avais été seule ?

À six heures du matin les invités sont partis. Je n'ai rien dit, E. veut quitter la maison. La décision la prend, comme ça. Nous prenons la fuite. Nous roulons sur les axes déserts, il n'y a plus que l'œil rouge des rats et le silence. Et les téléphones qui nous rattrapent. Lui devenu maître moral, la fille de E. qui s'adjoint au maître moral pour ramener la mère à la maison. On dirait un rapt romain en Suzuki. C'est une nuit lucide, une expropriation calme et belle. À l'arrivée j'ai la fille dans le téléphone, je lui dis que le maître moral de la maison serre les gouines dans les coins. Il sait maintenant. Tout le monde sait. Quand il rappelle sa voix est définitivement mutée dans la maîtrise de la terreur : salope, ordure, pourquoi tu as ?

Un beau matin il y aura dans ta vie un choc sourd, cette fureur martelant à la porte, l'épouse ouvrant au maître moral en tenue de nuit, les yeux dans les yeux impossibles à baisser et le premier coup, qui part toujours du plus fort.

L'AGENT DE LA FORCE PUBLIQUE

-Euh, et vous madame, qu'avez-vous fait ?
-J'ai couché avec lui et c'était bon.
-Vous pensez l'avoir calmé au sujet de Madame ?
-J'aimerais qu'il l'encule pendant qu'elle me baise et qu'on le gode tour à tour.

mercredi 12 octobre 2011

Bang bang (I)


Aujourd'hui j'ai acheté une bombe lacrymo.
Je suis passée par plusieurs étapes pour la trouver. Le magasin d'armes heroic fantaisy de la rue de Rome qui expose une impressionnante collection de colts, fusils et mitraillettes à billes (en fait un stock limité à l'agressif fun et ludique), l'armurier du cours Saint-Louis dont le rideau était baissé (aurait-il subi une attaque à main armée ?) et finalement l'une des boutiques Empereur du quartier Noailles qui s'est avérée être -comme de bien entendu- the good place.

Empereur est de toutes façons la bonne adresse pour tout. On y trouve des pieds de sommier en verre, des fers à repasser de voyage, des cages à grillons, au moins dix catégories de chaînes vendues au mètre et des employé-es sacré-es qui vous accueillent comme si l'ampoule que vous cherchez était destinée à la Nasa. Il peut paraître étonnant de trouver une arme de défense dans un temple des arts ménagers (“Empereur, depuis 1827”), mais en fait Empereur est le temple de l'introuvable, ce n'est pas moi qui l'ai dit c'est un journaliste des Échos. Un lieu aussi plein d'objets qu'on ne saurait nommer est une bouffée d'azote. En plus, ce qui ne gâche rien, il est plein de lesbiennes, je le vérifie chaque fois. Et aujourd'hui comme naguère : deux couples en cinq minutes, comme si Empereur était plus à même de satisfaire leurs besoins que les 3G.

Pour revenir à ma bombe, c'est au rayon coutellerie que je l'ai trouvée. Même ici, sous ce plafond de lames diversiformes, les gardiens du temple étaient complètement doux et méthodiques. Une dame m'a menée vers un homme demi-jeune, de petite taille, déjà un peu dégarni ; il a accueilli ma requête avec une sorte de tendresse désolée. Je me demande ce qu'ils pensent, quand une personne arrive avec ce genre de commande ; j'ai eu l'impression de faire un aveu grave, comme à un médecin auquel j'aurais révélé une arthrose terminale. Le vendeur m'a détaillé les différentes tailles et la législation en vigueur, il m'a conseillé la plus petite (on ne pousse jamais à la dépense chez Empereur) et il est allé me la chercher.

Sous les présentoirs vitrines il y avait un "sécateur à doigts" fait de deux bagues (pour enfiler les doigts) et d'une double lame. Ça aurait pu faire une arme aussi, un truc discret et peu encombrant permettant à tout moment (par exemple gardé dans la poche) de couper un nez ou des oreilles. Un bel objet, étrange et puissant comme un lapsus. Une fois revenu, le vendeur a tenu à m'expliquer l'usage de la bombe. Ce n'était pas du tout dans sa fonction de vendeur mais je le sentais dans mon camp, il était devenu partie prenante de ma défense : faites attention à la direction du vent, tenez-vous à distance, là comme ça, s'ils sont plusieurs balayer de gauche à droite, surtout savoir que si vous la sortez c'est pour vous en servir, pas de sommations, tirez tout de suite.
Il m'a montré comment la cacher dans la manche,  me l'a tendue avec précaution. J'ai demandé en effleurant le pressoir du doigt s'il y avait un cran de sécurité, il a fait un bond d'un mètre en arrière. J'ai la violence entre mes mains.

Pour cinq euros j'ai eu la bombe et le cours. J'ai aussi pris le fer à repasser de voyage, un très petit fer rouge et noir qui chauffait trop à son goût, j'ai payé, il a relevé la tête avec des yeux humides en me disant : j'espère que vous n'aurez jamais l'occasion de vous en servir. Comme s'il savait qu'il m'était arrivé une chose terrible.

Il faisait très beau ce jour là, la douceur de l'air sur le cours a manqué de me faire exploser le cœur. Je suis revenue dans la boutique et j'ai dit au vendeur que j'étais désolée de lui avoir fait peur. Il a souri. J'ai pris un vélib et je suis partie pour Malmousque.
L'objet ne pèse pas comme les autres dans mon sac, à chaque fois que je l'effleure je pense au moment où je m'en servirai.

Je me demande s'il arrivera seul ou s'ils seront à plusieurs, si je les verrai venir où si je sentirai une main sur mon épaule. Si j'aurai le temps de fouiller dans ma poche avant que mon sourire ne se fige.

samedi 17 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (3/3)


Scène d'enfance anthropophage
Quand nous sommes en colère, nous nous vengeons sur le con doux et chaud de ma mère. C'est un con prolétaire et oriental qui peut tout supporter dans l'existence.
Ça commence généralement comme ça : on est au repas du dimanche, le père penché sur la soupière se met en colère et dit oooh, mais ça sent la merde. Il tente d'écraser son poing sur la tête de mon frère, et n'y parvenant pas (mon frère est un renard), le plonge dans la soupière. Pendant ce temps il (mon frère) se touche frénétiquement ses petites parties compressées par le short éponge bleu et et le père m'ordonne toi, tu vas donner la main à ta mère ! en tentant de garder son air de fou sérieux et abruti.

Comme je ne suis pas d'accord, je veux dire pour jouer le rôle de la fille de l'histoire, je mets délibérément le pied dans la soupière pleine de sauce au vin et le père s'en prend plein la tronche.
Je ne veux pas qu'elle saute par la fenêtre mais je ne veux pas non plus être comme elle. Attention, dit le père, elle va sauter par la fenêtre ! Et nous nous accrochons tous aux anses de la soupière en tentant de replacer de force le couvercle (on se coince les tendons et les os au point de grandir tout tordus, mais puissants).
Je ne veux pas non plus être comme mon frère : lorsque le père s'emporte, sa petite queue retombe toute molle sur le skaï-velours vert de la chaise et son regard devient vide comme un aquarium. Mon frère adore glisser son petit bâtonnet dans la soupière et pisser dedans (pendant que le père boit et joue aux cartes) mais on ne peut pas compter sur lui, je veux dire stratégiquement, c'est un zéro politique.

Le con de ma mère sert de frigo, garde-manger, portefeuille d'allocations familiales, elle peut endurer la vie et la mort sans jamais rien perdre de sa douceur, même quand le père se met très en colère, qu'il ferme le poing comme un lanceur de marteau et se met à cogner la tendre porcelaine sauce-au-vin de ma mère en éjectant l'ail marine du fond : et rha et tiens, et prends ça ! nous faire manger du lapin à la merde !
Quand on a fini, c'est fou comme a largement dégueulassé le monde au-delà de son con (qui n'est ni un nomos ni une phusis mais seulement boîte à rythme et électromagnétisme) ; la sauce au vin resplendit sur les rideaux blancs, le chien a dégueulé de terreur sur la moquette (car nous avons aussi un chien un peu frisé et pédé sur les bords qui s'avère être le seul éphèbe de la famille et noir) : c'est ma mère qui va nettoyer l'écharde et le sang alimentaire dès lundi matin, à peine serons-nous partis aux champs du travail et de l'instruction de masse.

J'ai fait mes mathématiques et mes universités avant de les conchier. Il n'y a pas d'Autre, pas de Majuscule, pas de Concept, la Pensée est un filet bien trop large pour attraper le vent coulis de son con ravagé. Dans mon lit j'entrevois des histoires sauvages à maille ultraminusculaire, pleines de vermine scopique. Comment elle se relevait tous les jours avec ses yeux rougis et sa constance soupière -elle n'a jamais sauté grâce aux menottes ramenées par le père dans sa salopette mais je voyais de la fenêtre l'endroit où elle imaginait s'écraser (un parterre de roses blanches au lieu du bac à sable infanticide). Je n'ai pas oublié son odeur de violette,  je tue, j'ai appris à tresser court pour la retenir, comme un plaisir retardé.

lundi 12 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (2/3)


Folklore alpin
Aujourd'hui il me semble qu'il nous manque un mot pour décrire quelque chose de bien plus courant, de bien plus massif que le viol -déjà scandaleusement courant- qui marque toutes les histoires de femmes pendant cette durée de leur vie où elles correspondent au désir des hommes. C'est la tentative de forçage banale, même pas désignée, même pas consciente parfois qui précède l'accès à une relation dite consentie.

Au même âge à peu près, tous les mercredis d'hiver dans l'autocar qui nous menait au ski, il y avait pour les filles imprudemment assises dans la zone des trois derniers rangs séance de pelotage. Une sorte de folklore scolaire qui faisait partie de la sortie, un peu comme l'alcoolisme et la bile proverbiale des chauffeurs. C'était la fête aux filles, dès les aurores. On les voyait remuer comme des animaux mous, repousser les mains d'un air las, disparaître sous la grappe préadolescente qui changeait de place autour d'elles pour mettre la langue, toucher un sein ou malaxer l'entrecuisse. Et ce n'étaient pas des Arabes, c'était la bande vedette du collège, les plus grands, les plus fashion, les plus sportifs, ceux qui occupaient la zone caïd de l'arrière-car où l'on a droit sur tout, se vautrer sur un corps ou mettre les pieds sur les sièges, c'était égal.

Elles ne se plaignaient pas. Personne ne disait rien. Celles qui avaient définitivement cédé avaient leur place imposée auprès des peloteurs dédiés ; l'important était simplement de tout faire pour ne pas  atterrir dans la zone. Plus on était jolie, plus on montait en graine, plus on avait de chance de se retrouver à l'arrière. Ça gueulait “la rirette” dans les bouches des petits 6èmes-5èmes à l'avant et ça faisait shlurp shmack floc au fond, dans un buisson de mains moites et de pull-over rossignol tirebouchonnés, le "coq sportif" à hauteur de téton. Les 4èmes et les 3èmes étaient rabattues au fur et à mesure que leurs charmes naissants se faisaient remarquer, on les voyait parfois se lever, changer de place en essuyant la bave sur leur bouche ; les moches, les chiantes, les invisibles et les porteuses d'appareil dentaire chantaient l'œil rivé sur la route et les crêtes lumineuses tout en ignorant les choses terrifiantes qui se passaient dans leur dos (la zone X).

Le jour où mon tour est arrivé, j'ai eu les langues dans la bouche, les mains sur moi et je suis restée là comme un veau d'abattoir à battre des bras en attendant que le trajet finisse. À se demander si les filles ne construisent pas leur sensualité sur la force et le subissement. Au retour, je suis montée suffisamment tôt dans le car pour éviter la zone. C'était fini pour moi, c'était le tour d'une autre.

L'affaire DSK a fait soi-disant se lever dans les couches calfeutrées de l'opinion la conscience d'une complicité collective avec le violeur. Mais ce n'est pas seulement de viol qu'il s'agit. Pour parvenir à cette toute-puissance désinhibée sur le corps d'une femme il faut avoir vécu des années et des années de forçage, de pelotage, de harcèlement naturel, intégré, toléré, presque une tradition dans l'apprentissage sexuel du jeune mâle. Tu ne te laisses pas pénétrer ? Je te coince, je me couche sur toi, je me frotte. Si ce n'est pas une pipe ce sera une branlette, “tu la veux, tu la prends”. Comme tu n'es pas un tueur et que tu respectes les lois, tu vas tenter d'arracher à la zone confuse de la promiscuité un truc bénin et toléré, une main, des fesses, une cuisse, qui te permettront de te soulager sans risque pour toi. Et d'une certaine manière, plus c'est volé, plus c'est maraudé, plus c'est bon.

Dans l'acte sexuel, Lilith refuse d'être placée sous Adam pour des raisons que l'on veut symboliques (récuser sa position d'inférieure) ; elle ne manque pas non plus de raisons concrètes. Cette position du “missionnaire” enseignée aux sauvages Mélanésiens par leurs évangélistes, c'est aussi la posture du violeur et de l'engrosseur. Elle donne à l'homme l'avantage du poids, elle lui livre Lilith maîtrisée, neutralisée, vaincue, comme au combat. Elle garantit que la semence ne se perdra pas, que les efforts du mâle ne seront point détournés vers le plaisir féminin, qu'il fera d'elle à peu près tout ce qu'il veut quoi qu'elle en ait. En acceptant la position, Lilith aurait d'avance concédé à Adam la possibilité d'ignorer, de contrarier ou même de forcer ses désirs : une fécondation indésirable, un acte réitéré sans consentement, un abus pénible ou douloureux ne font jamais un viol.

Mais elle n'a pas accepté. Et c'est la raison pour laquelle il nous faut imaginer Lilith heureuse. : “elle ne fut pas faite de terre rouge, comme Ève, mais de matière inhumaine...” *


*Marcel Schwob, Lilith cœur double

jeudi 8 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (1/3)




Rossignol
Le viol n'a jamais été un drame dans ma vie. Juste une petite flaque grise à l'arrière-plan des rencontres qui draine un doute sur tout. Parce que j'ai eu de la chance en fait : de viol il n'y a pas eu. Il y a eu tentative et même trois fois ; j'en suis toujours sortie.
Je n'ai aucune leçon à donner à celles qui ont cette césure dans leur vie, celles qui n'ont pas eu la chance. Elles ont rencontré l'homme armé, l'adulte trop fort pour l'enfant, n'ont pas évité les poings et les pieds de la bande au cerveau cramé, n'ont vraiment pas eu de chance.
De là à ce que trois tentatives brouillonnes et avortées m'apparaissent comme une chance, il y a un pas. Un pas banal et violent, étouffant.

La première fois c'était à 13-14 ans. Ce genre d'âge où le corps explose d'un seul coup, la colonne part dans le mauvais sens : il faut pour éviter le corset arrêter tous les sports, se faire un tas de muscles auxquels on n'a jamais pensé.
Je revenais donc d'une séance de kiné sur le chemin bien connu de mon ancien collège, traversant l'une de ces cités pauvres où je m'étais fait mes premiers amis cancres.
IL me suivait, petite silhouette au loin qui s'est fait remarquer par un geste au moment où je me retournais : la gerbe d'étincelles de sa cigarette crânement frottée contre un mur (j'ai envie de dire un geste de prédateur). J'ai oublié le geste, j'ai poussé la porte de l'immeuble et un étage plus tard IL me doublait.

C'est un tout jeune, mon âge ou peut-être moins, plus petit que moi. Sans un mot il referme son poing sur ma motte et ne la lâchera plus. Cette scène lente et farouche va durer, comme un combat dans l'eau. J'ai oublié ses mots, il ne dit pas grand chose, me demande de l'embrasser ou tente de le faire, refuse de me lâcher, me dit de le toucher... Et moi, bécasse ultracivilisée je ne frappe pas, je parle, je crois à la conviction et il s'en tape, j'essaie en vain de défaire l'étau de sa main sur mon sexe (elle restera comme le souvenir d'une pince de crabe) et quand je parviens à progresser d'un étage, il me recoince au suivant...
Il n'est pas violent, simplement brutal, tenace, congestionné. Je vois ses dents serrées, la trique coagulée dans ses mains dures, il ne cherche sans doute qu'un attouchement volé et il l'obtient déjà en quelque sorte.

Mais ce n'est pas tout. Car il y a des témoins. Derrière les portes (deux par étage), une bonne France résidentielle qui n'aime pas le tapage, cette France si prompte à rabrouer nos turbulences observe (dans le judas), murmure et n'intervient pas. La bonne France  de derrière le rideau, indignée sans doute par la traînée du 3ème qui a déjà les garçons derrière elle, une France dérangée devant sa télé qui n'a pas un instant l'idée d'ouvrir la porte pour s'en mêler.

Je les connais, je les entends, je pense à leur visage derrière les portes : si seulement l'une d'entre elles s'ouvrait IL prendrait la fuite, c'est sûr. Et c'est parce qu'ils n'ont pas ouvert qu'il y a cette flaque grise, ce doute sur tout ; j'apprenais une chose déterminante pour une fille de cet âge : ne compter que sur moi.
Il allait falloir passer une frontière. Se mettre en colère autant contre la honte que contre les voisins, le gamin, accepter la violence et l'empoignade compromettante ; j'ai levé la voix, tordu la main qui cherchait dans les replis de mon jean, et c'est comme ça que je suis parvenue à nous traîner jusqu'au 3ème étage, dans la terreur que la porte ne s'ouvre avec moi devant et cette pince en moi. Tu te casses ou je vais te tuer. Casse-toi.

Il y a une chose que je me demande aujourd'hui, c'est si en racontant la scène à mes parents j'ai dit ou non que ce garçon était un “Arabe”. Je n'arrive plus du tout à le savoir. À savoir si c'est moi qui ai rendu mes parents racistes ou si j'ai tu ce détail.
Je me suis fait couler un bain, je suis restée bien une heure dans le bain et j'ai lavé le garçon en moi.

samedi 25 juin 2011

Été

Je n'écris jamais en été.
Avant c'était l'inverse, c'était toujours l'été.
C'étaient de beaux étés. Je tirais le store sur l'avenue et je le basculais côté rue, comme en Andalousie. La chaleur était une amie contenue dehors, je laissais les deux rais de lumière courir de chaque côté du store jusqu'à moi, le parquet m'embarquait dans sa lueur de miel. C'étaient de très heureux étés.

Et puis j'ai arrêté. Je veux dire : je n'ai pas arrêté d'écrire l'été, j'ai arrêté tout court. Parce que je n'aime pas obéir. Et qu'à un moment, j'avais eu l'impression de ne plus m'obéir en écrivant. Ou d'obéir à une leçon défunte qui ne me regardait plus.

Et puis j'ai recommencé. S'il y avait des règles dans le plumage d'une existence ça se saurait.

Mais c'est fini. Je ne l'ai même pas décidé, j'en suis incapable. Et la raison, je le sais, aussi ridicule et présomptueuse qu'elle paraisse, c'est la certitude que ce j'écris est vrai. Cousu à l'envers du manteau réel peut-être, mais déjà en train de, sur le point de se réaliser.

La première fois c'était il y a quinze ans. Le téléphone sonne. Je m'entends dire à Valerio T., un ami logé juste en face de chez moi, que j'ai rêvé une chose à son sujet. Dans ce rêve qui n'est pas un rêve, Tina L. et lui ont deux enfants jumeaux portant tous deux un nom maya. J'entends son rire muet au bout de la ligne, nous raccrochons. Quelques jours plus tard, il me rappelle et me traite de sorcière. Il m'apprend que Tina L. était bien enceinte au moment de l'appel, ce que j'ignorais, et que l'échographie vient d'avoir lieu. Et ce qu'il n'avait même pas imaginé ou osé imaginer est là : deux gros bébés emmaillotés dans le ventre de Tina.

C'étaient à l'époque deux jeunes musiciens désargentés, la petite graine leur avait disons, échappé, et leur transformation soudaine en famille était sinon catastrophique, du moins embarrassante.
Avec la grâce et l'allant décomplexé qui étaient les leurs, Valerio et Tina se sont très bien tirés de leurs deux lascars. Ils leur ont donné des noms magiques et sont repartis au Mexique.

Ce que je ne leur ai pas dit, c'est que je n'avais jamais rêvé cela. Je l'avais écrit l'été précédent, dans le beau ventre musicien de Tina L.

L'été suivant je me suis mise à décrire un gros flocon blanc qui flottait au-dessus de la France. Ce flocon dérivait des Ardennes vers Paris, hésitant sur la direction à prendre, quand il tomba sur une amie chère. Elle alla s'allonger sur une table, elle était nue dans l'univers, de gros yeux de verre découvraient le flocon de Cendrillon niché en elle et ils disaient que c'était une tumeur de neige.
La neige s'est emparée de son sein, de son foie, elle a creusé une zone blanche dans son cerveau, elle a brûlé le monde entier et emporté avec elle les derniers vestiges de notre jeunesse.

À l'arrivée de l'été, un store descend sur mes yeux. 
 
Je suis toujours au seuil d'une histoire qui me revient d'année en année. C'est un peuple de survivants sans descendance progressant de siècle en siècle de l'Amérique du Nord vers le sud du Brésil, en quête d'une terre où n'existeraient ni guerres, ni mort ni maladie. À chaque fois le store tombe, avec un bruit sec, je ne l'écrirai pas.
Je laisse m'échapper cette migration, qui ne s'arrête jamais.

lundi 13 juin 2011

Love song dans les quartiers

J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.

La CGT je l'ai fantasmée pendant toute ma jeunesse avec ses vendeuses d'Huma, ses voix de râleuses et de fumeuses de brunes, ses pasionarias aux seins lourds. Je pensais que mes rêves s'appelaient Mathilde de la Mole, Emma Bovary, Anna Karénine, en vérité je fantasmais sur les dépoitraillées de la Commune, les insurgées de Tréfimétaux, les déléguées CGT de Lip en tête de la grande marche de Besançon. Chaque fois que je vois Marie-Georges Buffet j'y repense, Laguillier n'a jamais rien ému en moi, le trotskisme c'est grincheux, c'est pincé comme déclinaison, rien à voir avec cette chienne insurrectionnelle qui s'empare de ses chiots pour les jeter dans un cortège. Si la rouge Carmen et ses ardentes cigarières avaient été d'un syndicat, c'était la CGT, pour sûr.

En octobre dernier, pendant cette courte poussée de fièvre allumée par le saccage des retraites, j'ai flairé son souffle de chienne. Il faisait doux encore, l'automne grévait sur nos pas, c'était la première fois qu'on se retrouvait si durablement dans la rue.  Il y avait des explosions de rose curaçao en bas de la Canebière, des appels nocturnes à se rendre à l'aéroport, au terminal pétrolier, à zigzaguer autour des camions de livraison enlisés par une foule calme. On ne croyait à rien, simplement à ce reflet d'existence. Ils et plus rarement elles tenaient les micros jusqu'à plus d'heure après les manifs ; à la poste, devant Monoprix, on voyait des femmes enroulées par le mistral dans de grands drapeaux rouge. Un cégétisme pulsionnel soufflait sur nous : les chairs ensanglantées de la Carla Greta Teron venaient de se rouvrir.

El Fiord, 1969.
Nous sommes juchées sur un bloc de béton. Sous nos yeux une barricade légère, tenue par quelques cheminots. Ils bloquent la gare routière et nous sommes en renfort.
Il y a F. de SUD Éduc, une habituée de SUD Santé, et debout sur la dalle une inconnue qui évoque avec émotion les 87 navires bloqués en rade de Fos.
Je suis allée les voir aussi, ces silhouettes en peine giflées par le mistral devant les môles fermés. Tant pis pour elles. Le vent se calme, la nuit descend, je m'allonge sur le béton qui a conservé la chaleur du jour, je me mets à raconter l'accouchement de la CGT...

Elle s'appelle Carla Greta Teron et son époux El Loco Rodriguez. Il est armé d'un fouet et surveille les chairs de la parturiente, desquelles rien ne surgit. Quelque chose ne va pas, l'enfant refuse de sortir, il est en train de déchirer la tirelire rose de la Carla qui se tortille sous les coups de fouet du Loco. Finalement d'un ultime effort elle projette une gerbe fécale sous laquelle pointe une tête d'œuf conique, suivie de deux yeux d'une incommensurable tristesse. C'est Atilio Tancredo Vacán (le Muet.) On lui incrustera un drapeau dans l'épaule avant de sortir manifester...

L'inconnue a suivi mon récit sans plainte, nous ne sommes plus que deux sur la dalle. En bas, une traverse de rail fumigène bleuit la nuit. Elle a roulé son drapeau de la CGT et s'en est fait un oreiller. J'écoute les noms de destinations égrenées par le haut-parleur de la gare, je m'aperçois que j'ignore le sien.

Le récit maléficieux de l'accouchement maudit de la Carla G. T. est celui de Lamborghini, Argentin fêlé au style oxhydrique qui a traqué la famille péroniste dans les recoins les plus boueux de la mémoire argentine. Le fjord : une sorte de naissance de Chronos II où la CGT ne parvient pas à accoucher de l'histoire, dans un cycle de copulations familiales sans issue.
J'ajoute : à la fin ils se sont jetés sur le Loco Rodriguez et l'ont dévoré. Ses couilles sont des anneaux de verre brisés sur le sol.
Elle me propose de partager l'oreiller de la CGT. Je repose ma tête avec ferveur, j'écoute les cris du soir, le visage caressé par la brise de ses cheveux.

Puis ce qui se passe passe comme un rêve. Sa bouche vient annoncer quelque chose dans la buée de mon cou, ses mains me réchauffent, je glisse comme une sole dans la surprise.

À vingt-deux heures la place est vide. Les navettes ont repris leur trafic, les trains continuent d'embarquer pour Toulouse, Albi, Avignon, Rennes. Je me recouvre en frissonnant quand j'avise un autocollant bleu-jaune-rouge à son bras:
-Tu n'es pas de la CGT ?
Elle répond non, du Snes. 
Et ajoute : mais “Émancipation”* hein...

J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.


* Le SNES-FSU est le syndicat majoritaire de l'Éducation nationale. Il a adopté des positions tièdes voire attentistes pendant les mobilisations de septembre-octobre 2010. La tendance “Émancipation” défend une démarche d'initiative commune avec les syndicats de lutte contre les dérives de sa direction nationale.

samedi 4 juin 2011

Wendoline

Elle arrive à larges enjambées malgré de hauts talons qui surprennent l'assistance. Lance un "salut" dépréoccupé de nord-américaine, se déchausse et pose une fesse sur la table d'école insulaire. C'est une Québecquoise au sourire facile et pragmatique.

-Alors... commence-t-elle. Tout le monde est dans une attente qui confine à l'inquiétude, “elle est très maquillée”, fait remarquer une quarantenaire à lunettes.
-J'm'appelle Mélanie et j'vos vous parler des coups...
En un éclair je suis assaillie par une vision death : elle va nous tendre de grosses carottes et nous apprendre à faire une pipe...
-C'qui fô bien comprindre c'est qu'y a trois types de coups sur terre... J'propeuse qu'on s'assoille et qu'on visuolise sans l'faire...

C'est un début de prise en main, on se sent portées vers quelque chose de bon et rassurées, chacune regarde autour d'elle comme un chien qui tourne pour se poser. Une fois à terre on a un regard de gratitude pour Mélanie. On a toutes mis des pantalons mous et de grosses chaussettes, on retire les bagues et les colliers : il y a des poésies collégiennes au mur et un grand souffle de vide enfantin autour de nous. Ils sont rentrés chez eux. On ne sent plus que ce grand vide balayé par les souffles d'air chaud et plus au fond, cachée au centre de chacune, la charge de violence intacte qui nous a réunies.

il y o d'abord 1, les coups doux, puis 2, les coups durs... et 3 les coups mortels...

Qui sommes-nous ? Nous avons expliqué l'une après l'autre à Mélanie pourquoi nous sommes là. Nous avons eu peur, nous traversions la rue pour éviter la silhouette, nous enfermions les enfants dans la chambre, il nous serrait les tempes entre ses doigts, nous baissions la tête pour ne pas rencontrer le regard du butor, il nous prenait un doigt et le retournait, il tenait sa chaussure à deux mains, nous levions les mains et le poing joueur partait dans les côtes, il nous a baisées le lendemain, nous griffons l'air, nous lâchons l'arme, nos mains inhibées se détrempent, nous filons comme des proies affolées sur saturday night boulevard, notre peau bleuit sous les manches longues de la terreur.

les coups doux sur le coude, au tibiô ou à l'aine vont laisser une trace réparable. Les coups durs sur une ôrticulation fragile des pieds ou des mains, contre la rate ou l'foie vont d'minder d'très longs souins. L'coup mortel sur l'artère ou aux timpes vous débarrasse d'un eunnemi armé ou très m'naçant qui en veut à vot' vie.

Nous sommes les Femmes. Nous sommes là par le fait de l'éducation. Nous avons été élevées dans l'idée de Sa force et nous lui déléguons notre protection. La violence est rentrée en nous et nous avons fermé la porte à clé, nous ne rendons pas les coups, nous sommes le sac du boxeur, nous sommes le miroir de l'armoire incassable, nous sommes le mot de trop dans la journée, le steak brûlé quand il ne fallait pas, la gouine de trop, la cause de tout, un trou sans fond.

Premièr'mint, connaître les parties faibles du corps mosculin. C't inutile par exemple d'frapper aux bras, aux épaules ou aux cuisses. Deuzièm'mint, la conscience de c'te vulnérabilité. Personne n'est obligé d'tuer, mais l'simple fait d'savoir que vous l'pouvez change complèt'mint la perception qu'vous avez d'l'agresseur.

Nous nous appelons Lucie, Roseline, Béa, Marceline, Chérifa, c'est notre premier jour de stage. Nous apprenons les coups et nous les essayons sur un sac, nous découvrons notre force. La fleur vénéneuse que nous avions au fond du ventre s'entrouvre et grandit, elle se fraye un chemin libérateur vers nos bras et nos pieds, elle parvient à l'air libre.

la question est d'proj'ter dans l'coup la totalité d'énergie dont vous êtes capoble. J'prinds l'exemple où v'z allez taper dans un ventre. Ben dans c'cas c'est pas l'ventre qu'vous devez tenter d'atteindre dans vot'tête mais carrémint l'mur derrière l'adversaire. L'important c'te aussi d'savoir qu'l'adversaire n's'y attend point du tout. S'il agresse une femme c'est po par hasard, c'est parce que c'te un lâche.Y s'attend justmint à c'que vous vous soyez moins forte et qu'vous sachiez point vous défendre, sinon y l'attaqu'rait un homme. Donc en l'frappant pour d'vrai, vous portez d'jà un coup énorme à sa conscience...

À la fin de première la journée nos mains féminines brisent une planchette de pin de 2 centimètres. Nous avons accepté l'idée de faire mal et appris à ne pas nous faire mal. Le wendo est une pratique d'autodéfense pour femmes, il emprunte ses techniques les plus simples à plusieurs arts martiaux et consiste à briser les conditionnements qui font d'une femme un coussin. Son idéal est avant tout : éviter d'avoir à se battre.

j'précise ben que c'que vous avez appris là doit rester confidentiel et s'cret. C'n'est point la guerre des sexes c'est la réponse à un état d'choses entre sexes...

Mélanie replie son matériel qui prendra avec elle la route de Tours, Paris ou Liège. Quand nous sortons du stage les hommes du saturday night boulevard sont déjà là avec leurs bras tatoués et dévêtus, ils ont tous un peu l'air d'agresseurs potentiels. Nous réapprenons à les voir avec notre nouveau corps, nous les regarderons demain un peu plus amicalement.

Nous finirons par les voir avec autant de sentiment qu'un lapin blanc, descendant parmi tous et toutes vers la mer, avec un cœur adolescent de 17 ans.

[Merci à S. R. pour son témoignage]

jeudi 2 juin 2011

Who êtes-vous ?


Une fois n'est pas coutume, un peu de réactivité.
Depuis quelques temps, je relis régulièrement mon journal de consultations avec une perplexité fascinée.
Dans mon journal il y a vos pays, vos systèmes, vos voies d'entrée mais aussi vos mots-clés.
Et ils sont parfois tellement étonnants que j'ai tenté de refaire le chemin depuis eux jusqu'à moi, la plupart du temps vainement. Comment donc êtes-vous arrivé-es chez moi, d'Iran, du Portugal ou de Chine, sans aucun intérêt pour les horreurs que je raconte ?
Je me dis que le web est l'endroit idéal pour trouver ce qu'on ne cherche pas. En tapant “don du corps à la science” comme vous l'avez fait, madame ou monsieur altruiste, je dois aller à la 6ème page de résultats de votre moteur de recherche préféré pour tomber sur “negroticon. Je fais don de mon corps à la science”, lequel n'a rien à voir avec la science à part peut-être les composés chimiques entre corps féminins. Vilain, vilaine. Comment diable as-tu cheminé  jusqu'à cette 6ème page ?

"Auto-sodomie© google.fr

Le journal des requêtes, c'est d'une certaine façon découvrir comment google fonctionne ou plutôt ne fonctionne pas, en fonction de règles totalement aléatoires et poétiques elles-mêmes compliquées par toute sorte de maniements approximatifs.  Sachant que les maniements étranges seront toujours un degré en dessous des usages bien plus hasardeux que google fait de vos keywords et des miens. Si par exemple vous tapez “lesbienne + forum”, vous n'avez aucune chance de me trouver avant je ne sais combien de pages. Mais si bien plus plus astucieusement vous tapez “carrosserie de la Calade”, vous me trouverez très vite en bas d'écran, comme vous l'avez fait, madame ou monsieur, tandis qu'on vous proposait toute sorte d'informations carrossières pertinentes à la Calade.
Pourquoi ? Pourquoi en ce cas avoir choisi "Leïla San Juan de la Calade nue dans la salle de bain au 12ème étage" plutôt que "carrosserie-auto-toutes-marques-la-Calade" ?

"Cyclothymie et vérité© google.fr

Inversement, vous avez écrit, madame ou mademoiselle : quand on devient lesbienne c'est qu'on a déjà avec ou pas”. Très mauvais : google ne parle pas le langage naturel, il ne répond pas aux questions et n'est pas censé comprendre les non-dits (c'est “qu'on a déjà” quoi ?) Pourtant, vous me trouvez vous aussi en première page, 7ème position. Je ne réponds pas à la question de savoir “quand” et à quel moment précis, mais je m'efforcerai un jour d'y répondre, je répondrai à toutes ces questions qui ne m'étaient pas destinées, qui se sont perdues peut-être ou retrouvées ailleurs après avoir effleuré mon rivage. Un : on devient lesbienne quand on fréquente des lesbiennes. Deux : laisser approcher une lesbienne augmente fortement le risque de devenir lesbienne. Trois. On ne m'a pas demandé où et à partir de quelle distance donc je ne dirai pas à combien de centimètres mais je sens que ce que je dis est vrai. Entre 10 et zéro centimètres vous êtes cuite.

"Comment sodomiser femelle labrador ?" © google.fr

Bonne question. Comment ? Déjà disposer d'une femelle labrador. Si vous faites la recherche sur google vous obtenez très vite une réponse de 30 millions d'amis vous orientant sur des annonces d'adoption (www.30millionsdamis.fr/.../tous-les-chiens-et-les-chiennes-de-race-labrador-a-adopter.html). Néanmoins, et pour assurer le bien-être de cette charmante animale à qui vous ne souhaitez ni jouer du piano, ni lire des romans, il vaudrait peut-être mieux la louer ou l'emprunter. Je reviendrai sur cette question. Elle me trouble. Elle dénote un certaine délicatesse mais aussi un réel manque d'expérience. Je ne comprends pas comment cette question vous a mené(e) ici, sur ce blog, où l'on pencherait plutôt pour la sodomie des mâles.

"Poitrines lesbiennes toutes tailles et tous âges" © google.fr

Pute de Mornas”, c'est la requête que vous m'avez envoyée deux fois à quelques semaines d'intervalle. Mais je suis désolée. Non. Ce n'est pas moi. 
Ce faisant vous m'avez révélé un étrange cas qui ne laisse pas de m'intriguer.
Je passe régulièrement devant Mornas, j'ai souvent eu envie de m'arrêter à Mornas. Je suis sûre que je ne suis pas la seule. Quand on franchit Mornas à 130 à l'heure sur l'A7 on est saisi par une irrésistible envie de s'arrêter. Mornas est à portée d'yeux : la citadelle en haut, on ne peut pas la manquer, c'est la silhouette de tous tes châteaux d'Espagne juchée sur une falaise à se jeter, avec au pied de la falaise une rue principale unique longée de platanes, un clocher, une chapelle, un bar du coin, des terrasses qui font envie.

Voudrait plaire à une femme musclée ayant pour projet de lire des romans”

L'étrange chose c'est qu'il y a pour Mornas Vaucluse, 2500 habitants au plus, une page entière de rencontres lesbiennes remplie de 103 annonces de femmes allant de 18 à 54 ans. Elles s'appellent Joséphine, Philomène, Clélia, Eve, Maud, Maroua, Abigail, Lorette, Oumaima, Chjara, Stacy, Fatou, Jade, Chimène, Alizée, Sixtine, Gwendoline, Lenaig, Tesnim, Lolita, elles sont douces, masculines, féminines, vénérant la couture, hallucinées par les chats persans, émerveillées par les voitures italiennes, elles veulent rencontrer femmes pour mutuelle, femmes pour construire bel avenir, femmes pour tirer des photos sur internet, femme à poil pour lire des romans, femmes pour goûter au toucher délicat d'une femme, femmes ayant un beau sexe déterminée à rire à deux, femmes poilues ambitionnant de recevoir une féminine tendresse...
Il se passe quelque chose à Mornas. Supposons qu'on y fasse un peu d'enfants et qu'il y ait pour 2400 habitants 800 femmes et 800 hommes adultes + 800 mineur-es et/ou + de 60 ans, comment 103 lesbiennes esseulées de 18 à 53 ans ne parviennent-elles pas à se rencontrer ? Réponse dans le texte. Il y a, c'est sûr, au moins une lesbienne hallucinée et -nante à Mornas...

Poème microclimatique de Mornas
Poème microclimatique de Mornas

"A mené la lumière de maïs"© google.fr


Je l'avais gardée pour la fin, celle-ci, avec sa fleur de tréma sibylline. Je ne saurai jamais ce qu'elle voulait dire, nouvelle fête du calendrier lesbotique ou néo-babélien.
Je pense à toi aussi, qui apparais en lien direct de T***, Arabie Saoudite, j'espère que tu prends soin de toi.


La prochaine fois, c'est sûr, je m'arrête à Mornas.
(Son hôtel du Manoir, sa Forteresse, sa Sirène...)