Aujourd'hui
j'ai acheté une bombe lacrymo.
Je
suis passée par plusieurs étapes pour la trouver. Le magasin
d'armes heroic fantaisy de la rue de Rome qui expose une
impressionnante collection de colts, fusils et mitraillettes à
billes (en fait un stock limité à l'agressif fun et ludique),
l'armurier du cours Saint-Louis dont le rideau était baissé
(aurait-il subi une attaque à main armée ?) et finalement l'une des
boutiques Empereur du quartier Noailles qui s'est avérée être
-comme de bien entendu- the good place.
Empereur
est de toutes façons la bonne adresse pour tout. On y trouve des
pieds de sommier en verre, des fers à repasser de voyage, des cages
à grillons, au moins dix catégories de chaînes vendues au mètre
et des employé-es sacré-es qui vous accueillent comme si l'ampoule
que vous cherchez était destinée à la Nasa. Il peut paraître
étonnant de trouver une arme de défense dans un temple des arts
ménagers (“Empereur, depuis 1827”), mais en fait Empereur est le
temple de l'introuvable, ce n'est pas moi qui l'ai dit c'est un
journaliste des Échos. Un lieu aussi plein d'objets
qu'on ne saurait nommer est une bouffée d'azote. En plus, ce qui ne
gâche rien, il est plein de lesbiennes, je le vérifie chaque fois.
Et aujourd'hui comme naguère : deux couples en cinq minutes, comme
si Empereur était plus à même de satisfaire leurs besoins que les
3G.
Pour
revenir à ma bombe, c'est au rayon coutellerie que je l'ai trouvée.
Même ici, sous ce plafond de lames diversiformes, les gardiens du
temple étaient complètement doux et méthodiques. Une dame m'a
menée vers un homme demi-jeune, de petite taille, déjà un peu
dégarni ; il a accueilli ma requête avec une sorte de tendresse
désolée. Je me demande ce qu'ils pensent, quand une personne arrive
avec ce genre de commande ; j'ai eu l'impression de faire un aveu
grave, comme à un médecin auquel j'aurais révélé une arthrose terminale. Le vendeur m'a détaillé les différentes tailles et la
législation en vigueur, il m'a conseillé la plus petite (on ne
pousse jamais à la dépense chez Empereur) et il est allé me la
chercher.
Sous
les présentoirs vitrines il y avait un "sécateur à doigts"
fait de deux bagues (pour enfiler les doigts) et d'une double lame.
Ça aurait pu faire une arme aussi, un truc discret et peu encombrant
permettant à tout moment (par exemple gardé dans la poche) de
couper un nez ou des oreilles. Un bel objet, étrange et puissant
comme un lapsus. Une fois revenu, le vendeur a tenu à m'expliquer
l'usage de la bombe. Ce n'était pas du tout dans sa fonction de
vendeur mais je le sentais dans mon camp, il était devenu partie
prenante de ma défense : faites attention à la direction du vent,
tenez-vous à distance, là comme ça, s'ils sont plusieurs balayer
de gauche à droite, surtout savoir que si vous la sortez c'est pour
vous en servir, pas de sommations, tirez tout de suite.
Il
m'a montré comment la cacher dans la manche, me l'a tendue avec
précaution. J'ai demandé en effleurant le pressoir du doigt s'il y
avait un cran de sécurité, il a fait un bond d'un mètre en arrière. J'ai la violence entre mes mains.
Pour
cinq euros j'ai eu la bombe et le cours. J'ai aussi pris le fer à
repasser de voyage, un très petit fer rouge et noir qui chauffait
trop à son goût, j'ai payé, il a relevé la tête avec des yeux
humides en me disant : j'espère que vous n'aurez jamais l'occasion
de vous en servir. Comme s'il savait qu'il m'était arrivé une chose
terrible.
Il
faisait très beau ce jour là, la douceur de l'air sur le cours a
manqué de me faire exploser le cœur. Je suis revenue dans la
boutique et j'ai dit au vendeur que j'étais désolée de lui avoir
fait peur. Il a souri. J'ai pris un vélib et je suis partie pour
Malmousque.
L'objet
ne pèse pas comme les autres dans mon sac, à chaque fois que je
l'effleure je pense au moment où je m'en servirai.
Je
me demande s'il arrivera seul ou s'ils seront à plusieurs, si je les
verrai venir où si je sentirai une main sur mon épaule. Si j'aurai
le temps de fouiller dans ma poche avant que mon sourire ne se fige.
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