samedi 10 novembre 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 4


Si je quitte l’Afrique pour ne plus revenir, ce sera parce que j’y aurai vu exactement ce que j’ai trop voulu posséder sans pouvoir le posséder.”

Tanger, années 50.
Elle fait le marché avec sa Tête de Dahlia (comme l’a dit Truman Capote), elle cherche des indications pour se perdre.
Lorsqu’elle s’invite à l’Aïd es Seghir, elle fait la poule en levant les bras pour signifier qu’elle apportera le poulet ; lorsque elle propose de se joindre à l’Aïd el Kebir, Chérifa pointe des cornes sur sa tête, lui fait “bèèèè” et ajoute “merci” : il faudra payer le mouton.
Bien sûr, Bowles n’ignore rien de ces attentes ; comme elle n’est pas non plus millionnaire elle négocie : les chèques que lui envoie Paul, le prix de ses nouvelles, les envies de Chérifa, comme de voyager ou de faire du tennis...

Je suppose qu’il faut serrer les doigts et leur donner juste la quantité d’argent nécessaire pour qu’ils y trouvent un bénéfice, et qu’ils n’aient pas honte devant leurs voisins.
Sa préoccupation quotidienne : assurer à Tetum et Chérifa une alimentation décente, du poisson, de la viande, simplement pour qu’elle “vivent vieilles”.
Jamais elle ne se plaint d’un quelconque harcèlement de sa protégée. Quand elle est dans la dèche, Chérifa demande à retourner travailler, et Bowles l’approuve, rien d’autre.

Mais son état se détériore. Elle fait de plus en plus état de difficultés à écrire, boit et fume abondamment depuis longtemps, mélange toute sorte d’alcools à toute sorte de drogues ou de médicaments, connaît de terrible accès de tension, de panique ou d’abattement.

En 1955, elle revient démolie d’un voyage à Ceylan où elle a rejoint Paul. Elle dit toucher le fond, avec la certitude que ce qui aura lieu demain ne ressemblera plus jamais à ce qui a déjà eu lieu... Cette phrase étrange que je retrouverai des années plus tard sur sa tombe espagnole : el futuro nunca se parecerá a lo ya pasado, Jane Bowles.

En 1957, à la suite d’une dispute avec Chérifa, elle subit une attaque cérébrale suivie de séquelles aphasiques, motrices et visuelles. Elle a 40 ans.
La situation politique au Maroc force les Bowles à quitter Tanger pour le Portugal, son état se détériore encore. De New York, où elle est revenue pour se soigner, elle évoque son cœur brisé au sujet de Chérifa, lui fait envoyer de l’argent, se remet peu à peu de son attaque.

En 1966, les Bowles retournent à Tanger. On la retrouve buvant au bar de l’hôtel Parade, distribuant des chèques à la compagnie, puis du liquide...
La suite est un long cauchemar de 7 ans. Elle est à deux reprises placée en hôpital psychiatrique (où elle subira de multiples électrochocs), revient à Tanger, retourne en Espagne où elle mettra 6 ans à mourir, muette et absente, sous le tendre regard des sœurs de la “clinique des anges”, à Malaga.

Elle savait qu'elle ne serait pas heureuse car les rêves des déments sont les seuls à se réaliser.”




N.B. : Jane Bowles a laissé derrière elle trois livres entiers et achevés qu'on se brimerait d'ignorer : un roman (Deux dames sérieuses / Two serious ladies), un recueil de nouvelles (Plaisirs paisibles / Plain pleasures) et une pièce (Sa maison d’été / In the summer house)...

vendredi 10 août 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 3


Je suis lente et stupide mais décidée”

Au Maroc, Jane Bowles se met une troisième oreille.
Ce qu’elle aime dans la vie tangérine, c’est une sorte de confusion apparente qui atteint toujours son but, à son image en quelque sorte. Ce sont toutes ces choses étonnantes qui se résolvent comme par miracle : une fête religieuse avancée de cinq jours au dernier moment, la soupe Herrira qui arrive fumante des lointains quartiers de Tanger, en quantité suffisante pour tous... “Ces choses marchent pour les Arabes, non pas en raison d’une loi du hasard mais parce qu’une telle absence de concentration, ne fût-ce que sur l’avenir proche, permet à toutes sortes de rythmes mystérieux, dont nous n’avons plus la maîtrise, de s’épanouir...

Bowles fait le tour des “entrées” : d’abord savoir qu’il y a deux mondes, les hommes et les femmes, et qu’il faut parfois en passer par les hommes pour accéder aux femmes. Ensuite comprendre ce qui se cachait derrière les rires et les petits cadeaux de la casbah : Tetum est la tendre amie de Zodélia, tout cela file aussi clairement qu’une procession de campagne en pleine nuit.

Leur relation est une lutte pour le pouvoir, un jeu arabe appelé tla el fouq, le jeu du chien qui occupe la position du dessus.

Jane Bowles se dit désespérément amoureuse de Tetum, au point de vouloir quitter Tanger, quand elle fait la connaissance d’une autre paysanne nommée “Chérifa”. Or Chérifa est entichée de Boussif, un veuf se refusant à épouser une paysanne qui de surcroît ne porte même pas le voile. Jane s’entremet entre eux, et d’une certaine façon se sert de Boussif pour fréquenter Chérifa, qui n’a aucune envie de la voir seule...

L’approche de Chérifa sera très longue, et curieusement (pour une étrangère aux mœurs équivoques), facilitée par les fêtes religieuses. C’est à l’occasion de l’Aïd es Seghir d’abord, puis de l’Aïd el Kebir, que Bowles parvient à s’introduire dans la maison de Chérifa et à y passer la nuit. En revanche elle se désole de ce que Tetum ne boive pas, ce qui aurait contribué à la déraidir. Scandaleuse et innocente, boîteuse danseuse, elle passe les lignes.

Elles vont vivre près de 5 ans ensemble. Ce qui les unit mérite peut-être de ne pas être nommé. Elle m’embrasse, dit Jane, se montre très tendre et pleine de sentiments exquis, puis s’allonge sur le lit et dit : maintenant, dors. Les ami(e)s des Bowles voient en elle une personne ennuyeuse, désagréable, intéressée et menaçante. Une brève relation charnelle, qui ne semble pas avoir été une réussite, ne décourage pas Jane. Contrairement à Paul elle n’a pas choisi de beaux artistes ou de beaux poètes mais une “paysanne inculte qui n’a jamais visité Fès”... Et ce n’est pas pour rien.

Ce que Chérifa lui offre, c’est d’entrer dans la vie marocaine, de constituer une maisonnée où recevoir des femmes arabes, avoir des chats, un chien, un perroquet vert capable de dire “mon nom est Seth”. C’est une invention domestique directement branchée sur le marché à grain et le bar de l’hôtel Parade, où Jane Bowles biberonne sans égard pour sa santé de plus en plus borderline... Ce que Bowles offre à Chérifa, bloquée par le célibat, c’est de quitter la maison familiale, d’avoir “une chambre à soi” et bientôt une sorte d’autonomie financière -que les riches Américaines taxeront de cupidité, sans jamais faire retour sur leur propre salaire d’épouses.

Qui d’autre que Bowles songerait à s’acheter une vie de femme arabe dans la casbah si l’on considère qu’elle ne “vaut” rien pour des yeux occidentaux ? Chérifa n’est ni une idylle orientale ni une relation tarifée, c’est un échange où ce qu’on donne de part et d’autre ne rentre dans aucune de nos codes (se marier, s’offrir un domestique, une amante, un ouvrier, une danseuse). Et c’est sans doute la raison de l’interprétation la plus soupçonneuse de l’histoire.

En 1957, après une dispute avec Chérifa, Bowles connaît une première attaque cérébrale. Elle a consommé une confiture de kif offerte par Chérifa. Tout le monde en prend à Tanger, mais c'est assez pour conforter la thèse de l'empoisonnement. Jane n'a jamais vraiment démenti. Face aux mises en garde elle hausse les épaules ou plaisante : mais elle essaie de me tuer tous les six mois ! Bowles est tout à fait capable de se détruire seule comme le montre sa consommation d'alcool, notamment face à la difficulté d'écrire.

Elle sait que le silence et le vide sur la mer de Ceylan sont bien plus redoutables que les sortilèges chérifiens.

Il se peut simplement que je sois horrifiée de me réveiller et de ne pas me retrouver en Afrique.”

mercredi 18 juillet 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 2


Quand on va vivre ailleurs, au début, on met beaucoup de temps à arriver. Tout est étonnant, comme placé à distance ; là où le corps s’est déplacé l’esprit n’a pas entièrement déménagé. On reste prisonnier de son ancien monde, on dit qu’on rentre chez soi quand on retourne dans son pays... jusqu’au jour où quelque chose se renverse. Quand ce jour arrive c’est le pays étranger qui est devenu sien, c’est dans ce pays qu’on a envie de rentrer, qu’on se sent chez soi, tout en devenant étranger à son propre pays. Ce moment de bascule qui peut tarder -et même ne jamais survenir chez certaines personnes- a peut-être été immédiat chez Bowles. Parce qu’elle était out in the world, comme elle dit, bien avant le départ.

Très vite elle est captée, fixée, hypnotisée par Tanger. Elle renâcle à retourner aux USA, fût-ce pour assister aux concerts de Paul. Elle n’ira que malade, ou forcée, notamment par la mise en scène de sa pièce en 1953. À son arrivée en 1948, elle a déjà publié un “roman” sidérant (écrit à 23 ans), mal compris de la critique mais salué par les plus grands écrivains américains.
Que fait-elle ? Elle apprend l’arabe et va s’enraciner dans la kasbah, au fin fond des ruelles de M’Salah qu’elle adore, dans la pénombre des patios marocains où l’on devine à peine des silhouettes de femmes en haïk.

Et pourtant ce n’est pas une aventurière. Elle a toujours l’air d’avoir peur, voire d’éprouver une vague nausée. La crasse des lieux, les rituels d’échange qu’elle ne saisit pas, l’incompréhension de ces femmes qui lui demandent où est sa mère, pourquoi elle, une Américaine, n’est pas dans son pays. Elle peine partout à comprendre et à se faire comprendre, notamment face à la valse des dialectes, mais elle manifeste une capacité de pénétration insensée.
Très préoccupée de questions alimentaires et domestiques qui la relient plus précisément encore que son mari à la matérialité de la ville, elle finit par trouver une entrée dans le marché au grain, dont elle devient une fidèle. C’est la porte du territoire des femmes.

Elle les désire, elle a perçu certaines affinités particulières entre elles totalement ignorées de leur entourage ; ce désir la guide et l’aiguillonne sans qu’elle se pose jamais la question de son danger, ou de sa prohibition.
La question c’est comment ces femmes d’une autre culture perçoivent cette Américaine qui traîne seule dans les souks et les ruelles désertes.

Une scène de Plaisirs paisibles évoque une Américaine abordée dans la kasbah par une certaine Zodélia, qui lui montre un porc-épic mort au fond d’un panier. Zodélia emmène “Jeanie” dans une boutique où elle lui fait acheter des gâteaux moisis, puis dans une maison où sont réunies des femmes. C’est là que Jane découvre pour la première fois “Tetum”, une paysanne âgée qu’elle appellera la “Jaune de la Montagne” et qui devient son premier objet de fixation.

Un dialogue à la fois drolatique et méfiant sur la présence de Jane au Maroc nous retrace le malentendu culturel en direct : Tetum ne comprend pas que Jeanie ne soit pas dans sa maison avec sa mère, celle-ci répond qu’elle vit dans un pays où il y a beaucoup d’automobiles et de camion... La paysanne tranche d’un air qui n’admet pas de contradiction que “c’est bon les camions... Toutes les femmes hochent la tête : “c’est très bon, les camions...Les Marocaines ne comprennent pas davantage pourquoi Jane passe une moitié de sa vie dans un hôtel “avec des amis chrétienset l’autre moitié “dans une maison musulmane avec des amies musulmanes...” Jane répond qu’elle ne sait pas. On demande si elle n’est pas folle, Zodélia répond que non : les femmes sont tordues de rire sur leur matelas. Finalement on prend le thé, on mange les affreux biscuits et le reste est offert aux amis chrétiens avec qui l’étrangère retournera manger dans son hôtel.

Une constante chez Jane Bowles est le besoin de coïncider avec l’objet de sa peur dans l’espoir d’y découvrir quelque chose de plus grand que ce qu’elle croyait.
Sa perception du monde dans lequel elle pénètre est hypnotique : les théières inépuisables qui ne manquent jamais de thé à servir, le bleu de chaux, les joues, les phalanges tatouées de croix bleues : elle décide de tenter de vivre autant que possible avec ces femmes et de les avoir à demeure. Bien évidemment, elle n’ignore pas les dangers. Notamment qu’il n’est pas question d’être “seule” avec l’une d’entre elles (un nommé “Boussif” accompagnera régulièrement ses rencontres avec la seconde élue), et encore moins d’entretenir des amitiés “coupables”...

Je vois dans ce passage de frontière, dans cette amitié hors-limite de part et d’autre d’une langue opaque et d’une illisibilité permanente, le culot dont sont capables les grandes angoissées ou peut-être les vraies laissées pour compte.

dimanche 15 juillet 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 1


J’entends par “vies inventées” des existences sans patron, sans mode d’emploi préliminaire, qui se sont littéralement données au réel. Ce ne sont pas des vies fictives -le réel étant précisément ce qui n'a pas de double, ce sont des vies sorties du plan commun, imperméables à l'ensemble de limites et d'autorisations invisibles qui nous tiennent lieu de libre-arbitre. Des passions du réel.
Jane Bowles n'a pas marché sur la lune, n'est pas partie au Hogar, elle s'est prise de passion pour des paysannes marocaines et donné pour tâche de s'en faire accepter.
C'est une adoration, une admiration à contre-courant.

Elle est blanche, lesbienne, nord-américaine, trilingue et romancière ; elles sont arabes, pauvres, illettrées, colonisées ; cette hiérarchie décisive à l’époque des empires n’a pas cours chez Jane Bowles. Elle ne veut ni les asservir, ni les libérer ; son seul projet est de rester à cuisiner avec elles dans la kasbah, à partager leurs savoirs et leur intimité. C’est sans doute aussi la question du désir, d’une façon si peu rassasiante qu’elle ne ressemble plus à quelque chose de connu.
Jane Bowles tendre labyrinthe, logiciel pionnier.

On ne la connaît plus beaucoup aujourd’hui sinon comme “épouse de” (en l’occurrence Paul Bowles). En 1997, deux ans après avoir lu Deux dames sérieuses, j’ai croisé son fantôme dans un cimetière espagnol. Sur sa tombe anonyme le numéro 453, ses restes sur le point d’être jetés à la fosse commune : seuls les conquérants reviennent les bras chargés d’offrandes ou de dépouilles. Jane Bowles a mis six ans à mourir au couvent-hôpital de Malaga, de l’autre côté de la rive où elle aurait tant désiré rester.
Plus j’avance dans le livre [...] plus je suis effrayée par la position isolée que j’occupe au milieu des écrivains sérieux. [...] Toi, tout ce que tu peux écrire sera bon parce que ce sera vrai, ce n’est pas mon cas parce que mon isolement à moi est un accident et non une inéluctabilité.

En 1947, la bohème de Greenwich Village se cherche des ailleurs. Placée sous statut international, Tanger est pleine d’étrangers. Après avoir voyagé en Amérique centrale et en Europe, les Bowles s’y installent en 1947-48.
Jane Bowles est d’un avis commun hilarante et magnétique. Elle a eu des maîtresses sur deux ou trois continents, elle reçoit encore à Tanger de riches ou moins riches amies américaines (dont Alice Toklas, qui la terrifie), des amis indéfectibles (Tennessee Williams et Truman Capote), une cosmopolis de poètes, artistes, auteurs et troubadours beat-generation. 

La “dream-city” est un mélange d’affairistes, de sommités mondaines et de contestataires où les Bowles vivent en privilégiés, pas tout à fait en occupants. Ils plongent dans ce nouvel ancien monde, “antidote à la culture du progrès”, sans jamais se poser la question coloniale. Très loin de toute fascination orientaliste, Jane pense repas, maison et vie matérielle. Au contraire de Paul, qui continue à voyager de par le monde, elle se fixe à Tanger et tourne le regard vers l’intérieur du pays. Le marché, les femmes arabes : out in the world.

mercredi 13 juin 2012

Le monolog de la lesbienne remix


Comment devient-on lesbienne ? J'avoue que cette question n'a jamais eu aucun sens pour moi.
Avant d'être lesbienne, j'étais déjà anormale. Peut-être même plus avant qu'après.
Ce qui fait que depuis, je ne suis pas seulement lesbienne, je suis une lesbienne anormale.
L'intérêt d'être lesbienne en ce sens était d'entrer dans un groupe anormal. Après, que des femmes de ce groupe anormal aient des remarques à vous faire sur vos mœurs, ça n'a plus grande importance. Du moment qu'on a passé la frontière, on n'est plus à un détail près.

Mais qu'est-ce qu'être anormale, me direz-vous ?
Il faut très peu de choses pour être anormale. On peut même se sentir très à l'aise dans son anormalité jusqu'à ce quelqu'un ou quelque chose vienne vous en empêcher. Par exemple on peut trouver tout à fait normal de placer son pot sous une table de camping dressée sur un promontoire et d'adresser de grands discours aux passants tout en procédant. Louis XIV trouvait ça tout à fait normal : on se satisfait très bien de son anormalité jusqu'à ce qu'elle devienne l'anormalité des autres. Somme toute, devenir lesbienne me semble une manière moins coûteuse de se réapproprier son anormalité que de devenir folle, reine, dictateure ou trader.

Mais comment donc avais-je pu si naturellement devenir anormale ?
La première conscience de mon anormalité m'est venue en emménageant en ville. Jusqu'alors, courir nus dans les prés, monter aux arbres, ligoter ses petits camarades sur un radeau ou monter sur des vaches était tout à fait normal.
J'en déduis qu'avoir grandi à la campagne au sein d'une horde de gamins et de gamines de tous âges peu soumis au contrôle parental a pesé dans mon anormalité. Nous étions aventureux, bricoleurs, endurants, pleins d'initiatives étranges et passionnantes, nous savions affronter les chiens méchants, les passages de rivière et les nationales roulantes, le monde était un terrain de jeu ouvert où tout était permis : un HLM au milieu d'un pré, sans dealers ni patrouilles de police. Se battre, rouler dans le foin, faire des pyramides pour passer les murs et regarder les grands s'embrasser avait fait de nous des petits animals chauds et vifs, curieux, entreprenants, aimant se frotter aux autres et au monde, bref bien trop éveillés pour une cour d'immeuble provinciale et proprette.

Pour autant ne vous mettez pas à déménager en hâte de vos prés et de vos villages. Je ne suis pas en train de dire que la campagne mène à l'homosexualité. Ou alors que c'est une possibilité. Ou alors qu'un certain type de campagne et d'éducation naturelle jointes à une grande impatience de vivre mène à... avoir des ennuis. En lisant l'Opoponax de Monique Wittig sans rien savoir d'elle ni qu'elle était l'auteure de La pensée straight, j'ai reconnu un monde. Le continuel présent de la sensation, de l'action, la leçon de choses par excellence qu'est une enfance sans murailles : grain des vêtements, du bois, des grillons dans la main, de chaque qualité de pierre ou de chute qui fait de la petite campagnarde à l'égal du petit campagnard une héroïne du réel, une sensualiste conquérante. “Le petit garçon qui s'appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c'est qui veut voir ma quéquette, qui c'est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n'a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. On voit sa maison de la porte de l'école...

Une enfant trop vivante, bien trop grande et culottée pour son âge, intellectuellement et sexuellement précoce, a toutes les chances de sortir du cadre au moment où les parois se resserrent. Elle a pris l'habitude d'organiser des matchs de boxe, de passer la main dans le short de Georges à la récré et de lire des scènes interdites de Gérard de Villiers dans le garage à vélo ; le jour où l'on monte le teepee indien reçu par les Hilaire à Noël, les enfants rentrent avec une culotte qui n'est pas la leur et les mères font tous les étages de bas en haut pour remettre la bonne culotte sur le bon derrière.

J'ai toujours été anormale. Même hétérosexuelle.
J'étais fraternellement, incestueusement ardente et j'en ai tiré du plaisir. Je touchais mes petits camarades, je leur disais de fermer les yeux et je les embrassais. À 10 ans ligotée sous le lit de Patrick P. par une bande Velpeau la morsure du plaisir, à 14 ans le prof de musique de mon collège, à 18 ans la tentative de passer aux choses sérieuses en jouant des gages sexuels aux échecs... Je venais de perdre, j'avais le choix entre une fellation, une “défloration” et une sodomie. J'ai trouvé le moyen de choisir la sodomie. Complètement anormale, je vous dis.

La source du problème, c'est quand on commence vaguement à ressembler à des adultes et à avoir le devoir de leur ressembler. Les boums, les slows, les filles en brochette guettant l'invitation du garçon, les demandes officielles et la course au look : il était pour moi positivement impossible, après avoir caressé 10 ou 15 queues et dressé des grillons à faire du théâtre sur un panier d'osier, de surmonter l'épreuve d'un slow in extenso. Hors-cadre. D'ailleurs j'étais déjà devenue inquiétante pour le genre de lycéen qui demande à son copain de demander pour lui à la copine de sa copine si elle veut bien sortir avec lui. (Ma copine ou la copine de ma copine ?)
J'étais tellement anormale que j'ai suspendu toute sexualité, à l'âge où les autres la commençaient. Les corps étaient trop loin, le protocole trop lourd, insupportablement faux. Bourse aux meufs, petites tricheries complimenteuses, dépréciation des coucheuses et monopoles bogosses, c'était fini avant même d'avoir commencé.

Je le haïssais, le protocole, c'est bien simple, je suis tellement anti-protocole que lorsque j'ai eu des relations hétérosexuelles normales (soit très rarement), je les cachais.
Des années encore, le corps des garçons allait m'accompagner : je trouvais le moyen, ici et là, de zigzaguer entre les herses ; je me ruinais, je m'épuisais.
Quand une femme a fait pour la première fois une tentative vers moi, je n'ai rien ressenti, rien pensé. Ni bien ni mal. Ni envie ni dégoût.
Enfin, dans l'immédiat...
Et c'est comme ça qu'on devient lesbienne.

dimanche 8 avril 2012

Reine de Personne remix

Pénélope relève la tête. Un vol de sarcelles s'échappe de sa gorge épicée ; le chien gémit à leurs pieds.
-Il y avait du sang sur ta lèvre, dit Euryclée.
Elle passa la langue et reconnut la mer vineuse.
Là bas au milieu de l'âcre saumure où mes sœurs déchaînent leurs ruses...
Combien m'as-tu achetée, Ulysse ?

On a toujours dit que Pénélope se refusait aux prétendants par fidélité. Mais que savait-elle de cet homme disparu depuis 10, 20 ans ? Être fidèle à un mort, un homme qui ne voit plus le soleil, qui ne pousse plus la porte de l'étable où remue la vie chaude, c'est être fidèle à rien, ou à soi.

On dit que, bien au-delà de ses siècles de gloire privée de lumière, Achille envie depuis les enfers le sort d'un simple bouvier. Et moi, je languirais un homme qui a moins qu'un bouvier ?  Me voici vivante sur le rivage,  vivante les pieds caressés par l'algue moissonneuse. Quand tous sont endormis, que mes cheveux s'emmêlent autour du bois d'olivier, dans l'odeur de feu et de sang de ces bêtes abattues par les pourceaux qui se goinfrent à ma table, je suis Pénélope et vivante.

-Combien t'a-t-il achetée, Euryclée ?
-Laërte me destinait à son lit, il m'a payée 20 bœufs...
-C'est cher, non ?
-N'oublie pas qu'ils achètent aussi la richesse de nos pères.

Moi, Pénélope, qui sais lire les signes secrets, j'ai vu la force rouge de cette servante. Je connais son charme mâle. Son corps de travailleuse ne se détourne pas quand je me déshabille.
Nos gens ne voient plus la beauté d'une femme quand elle est serve ou tombée dans l'âge. Elle négociait un rouleau de lin au vieil Atmos. Je l'approche pour voir les teintures dont elle s'enquiert. Elle prend mon bras et le passe avec des mots convaincants sur l'étoffe, son geste me trouble, je me dégage.
Elle m'a regardée tout entière, sans gêne. Le regard immédiat des femmes de Sparte à la course ou au combat.

On a dit aussi que Pénélope avait été ambigüe avec les prétendants. “Elle donne de l'espoir à tous et promet à chacun”, commence les préparatifs de mariage, se fait reprendre par Athéna, les interrompt. Elle tisse et détisse le manteau du temps ; comme Circé, Calypso au milieu de la mer sauvage, elles tiennent suspendu le héros entre deux abîmes. 
-Ne t'inquiète pas, dit Euryclée, Télémaque est parti. 
Imbécile, ce gamin agité qui se glisse dans la chemise flottante  de l'époux pour défendre la couche de sa mère. Quand Ulysse a refermé sa cuisse fameuse sur elle elle s'est sentie  montée comme une jument par la Renommée. Nos femmes, dit-elles, ne sont pas élevées comme vos Achéennes. La jeune Spartiate exerce son corps, elle apprend les chants et les beaux récits. Ulysse sourit, dresse la voile, l'invite à chevaucher la mer écumeuse.

Elle a chaud, rabat son peplos sur le lit, la hanche d'Euryclée juchée sur son autre hanche fait une sorte de colline. Les cuisses d'Ulysse, dit-elle en posant la main sur Euryclée, la cicatrice, le bois, l'arc d'Ulysse. La géante remue sous l'hommage hérétique. Tu t'es mordue pendant l'ébat, dit-elle presque endormie. Tu as raison, ils me tueront quand ils sauront. Pénélope marche nue dans le manoir, boit au lavoir, ses mains heureuses défilent le drap. Non, pense-t-elle, c'est de plaisir que je me suis mordue.

Je suis reine de Personne, plus libre entre 108 prétendants acides qu'entre toi, ton père et ton fils. En un temps hors du temps je l'ai rencontrée, je me suis reconnue servante dans une servante. Elle m'a séduite avec sa peau de lynx, son œil chasseur, nous fumons des feuilles de poirier et buvons de ton vin : le sort aux doigts rongés m'a rendue maître.

Une nuit que Pénélope redéfait pour la 200ème fois le chemin de fil du mariage, on enfonce la porte. Les prétendants en arme font constater sa tromperie, Euryclée les accompagne, les cheveux défaits.
Un trou béant à la place du visage.
Du sang coule entre ses jambes. 

Pénélope est un grand chien recouvert d'écailles qui saisit les hobereaux par le milieu du visage et les fait craquer entre ses dents. Pénélope lève sa quenouille et les enfile l'un dans l'autre par l'œil comme un collier d'oursins. Pénélope chienne de l'enfer dévore à même les ventres leurs intestins fumants et les jette à ses sœurs les Furies. Que les braises de ma colère vous traversent les poumons, fils de putes, que vos restes aillent flotter à la porte d'une boucherie, que vos chiens les reconnaissent et s'en emparent...
La Reine de Personne se reprend et retient ses mots. Elle incline la tête et cède. Le temps ne s'est pas encore refermé sur elle. Elle émet des mots parfumés. Elle promet d'arrêter sa décision sous la prochaine lune.

Euryclée prend la fuite et se réfugie à Pylos. Là, elle reprend des forces et arme son plan.
Lorsque Pénélope annonce le nom du prétendant auquel elle a donné sa faveur (le plus aimable et le plus équivoque, selon Hésiode, puisque certains l'appelaient Giton), Antinoos brise son cratère contre le mur.  Pendant ce temps, un vagabond caché par de longs cheveux secs comme des cordes prend pied sur l'île.

La suite de l'histoire, vous la connaissez. Ce qu'on n'a jamais su c'est QUI au juste Pénélope avait mis en doute et reconnu, À QUI au juste elle a demandé le secret de son lit, et quel sorte de bras allait bander l'arc contre les malfaiteurs.

"Ma mère déclare que je suis de lui. Moi je ne sais pas. Personne encore n'a par lui-même reconnu de qui il fut engendré."
Télémaque - Odyssée, chant I

jeudi 8 mars 2012

Leïla San Juan, de la Calade -spécial 8 mars remix


Nue dans la salle de bain au 12ème étage du T3, elle repasse un nuage de blush rose sur la ligne des pommettes et détache ses cheveux d'étudiante. Bonne combi avec le gloss à lèvres prune. Les ongles noirs pour la main gauche, rien sur les autres, elle choisit la veste léopard en polyester-viscose-élasthanne (5 euros au marché du Soleil) et le legging laqué. Elle a aussi le sac Guess 100% pétasse et les sandales Castaner dorées (moitié prix à la boutique La Guardia) mais elle se la joue souvent versaillaise en mode commando : des Jourdan vernis noirs à talon rouge qui ont une tendance à rayer les carrosseries, surtout de flics.

Elle sort toujours la peur au ventre, rien sous la veste, une lacrymo dans le sac, mais c'est à cause de ça qu'elle sort. Elle va passer le premier cordon d'insécurité, les lascars de la dalle d'en bas qui ont renoncé à lui mettre son petit frère sur le dos mais pas à la baiser (y'aurait pas moyen de moyenner ?), puis le second entre Cap Janet et Mourépiane, en fait un danger nomade qui se déplace avec elle. Patrouilles de la BAC, fourgons de police rasant le trottoir au cas où elle n'aurait pas ses papiers (l'invite plongeant sur le décolleté : tu montes ? on te ramène ?)

À cinq ou six heures, quand les parents sont encore à la maison, elle branche sur la toile ou par sms. Après, quand ils s'en vont tous ensemble à la Ciotat chez Malika, elle a le champ libre. Elle en a marre de la Ciotat. Les parents ont bien compris qu'elle était douée, elle peut réussir Sciences Po sans remise à niveau, inch'allah, pas besoin de leur prépa spécial pauvres : ils la laissent travailler seule tout le week-end. Elle a l'ordi et la connexion pour elle, ch'allah la politique, elle fréquente les anciens communistes de l'Estaque et même les autres, du PS, ceux qui sont venus la chercher l'an dernier pour leur liste.

Ce soir elle a un rendez-vous chemin du littoral. Un truc sans danger, qu'elle connaît, elle s'est fait tatouer un scorpion sur l'omoplate gauche pour apprendre à vivre avec ce qui lui fait peur. Elle va se faire 50 euros à Mourépiane, doubler la mise peut-être à l'Estaque. Après, elle a le fric en main pour s'offrir le centre et même payer des coups, rentrer à l'aube avec le bus où dormir dans une chambre pleine d'odeurs douces et inconnues qui ne font pas peur.

Elle porte ses peintures de guerre pour ça. Quand elle n'a pas une thune elle s'offre un maquillage gratuit à Séphora, dédaigneuse et nonchalante ce qu'il faut pour ne pas se faire choper par le vigile. C'est fondamental la peinture de guerre, la peinture de guerre sociale qui s'apprend à l'école et dans les pubs Guerlain. Elle a le code et le cerveau qu'il faut pour être admise comme beure rentable, une beurette laïque, sexy, intelligente et malléable. Qui donne envie de s'impliquer, de raquer, de sourire.

Elle pousse la porte du Gabian. Nano est là, déjà inquiet. Elle repère deux “amis” qui se sont fait bien propres autour du billard. Ça va aller très vite. Il suffit de leur dire qu'ils ont une belle bite, ils jouissent en deux minutes. Elle écrase une clope. Je ne dois rien à ces connards du PS. Leïla El Haram ne porte pas le hidjab, elle est de ces familles douces et craintives qui offrent des gâteaux aux profs après l'aïd Al-Fitr pour montrer qu'ils ne sont pas des terroristes. Mais elle porte quand même un bonnet en hiver, un turban en été, pour des raisons de résistance intime qui la regardent.

C'est un bon soir ce soir, il n'est même pas dix heures et elle a de quoi s'offrir un taxi. Il y a soirée Baby Doll au Warm Up. Elle va refaire ses peintures au Caruso, rigoler un coup avec les mouettes, passer la frontière du Tout est Permis avec un petit tampon de guerre au poignet. La commotion sur le dance floor, c'est QUI rentrera avec Leïla ce soir. Une femme âgée bien souvent -elle en pince pour les psychiatres et les journalistes ; c'est la cagole déceptive par excellence, pseudopétasse et gérontophile rouge-gloss préfigurant un nouvelle ère amazonienne : superculottée et surmaquillée dehors, dure comme le fer à l'intérieur.

Je l'avais “pêchée” un jour sur GD, aimantée par le clignotement de son étrange pseudo métis. Elle venait de suivre trois semaines d'empoignades pseudo-féministes au sujet de l'émancipation par la force des indigènes de la République, ces victimes de nos propres terreurs censées demander à grands cris la “protection des lois” contre leurs frères, leurs pères et leurs grands-mères. Elles sont folles, cousine.

C'est la plus belle gouine de Marseille.
Elle vient de réussir Sciences Po Paris.

jeudi 1 mars 2012

Ton topic sur Dustan m'a fait womir - remix

J'ai souvent repensé à Dustan. Ses livres disparus des rayons, sa morgue d’oursonne tendre et pensive, ses titres en forme de compte-à-rebours. Je contemple la plaie noire de sa disparition d'enfant prodige : si j'ai une fille, G.D., fais-nous l'honneur de revivre chez nous.

C’est une des plus belles pages de Beatriz Preciado dans Testo Junkie qui réveille ce souvenir. “Ta mort”. “Tu as pourri pendant deux jours dans la position même où tu es tombé. C’est mieux comme ça. Personne n’est venu te déranger. On t’a laissé seul avec ton corps, le temps qu’il fallait pour abandonner toute cette misère dans le calme. Je pleure avec Tim. Ce n’est pas possible.

Je poste “William B. pour mémoire”, presque sur la pointe des pieds, tant je crains de voir resurgir l'image-repoussoir : barebacker. Juste un peu de William B. corps perdu, et de Guillaume D., écrivain. En pure perte. À chaque fois qu’on parle de Dustan avec des pédés c'est toujours la même chose. L'épouvantail médiatique, la bête noire d’Act Up, celui qui s’est fait plomber deux fois, par le virus et par le milieu, afin de mieux resserrer les rangs d’une néogay communauté chic, safe et électoralement présentable.

Quand on me demande ce qu’il a apporté littérairement je pense à son geste inaugural. Dustan est venu dire “je sors ce soir”. Tout ce qu’il fallait pour sortir un pédé de sa chambre, apprendre à s’habiller, danser, faire l’amour, cuisiner ou expérimenter des états sensoriels d’une manière qui restait à inventer, il l’a inventé. En vivant, en écrivant. Et comme il ne savait pas encore QUOI au moment où il sortait de sa chambre -et se mettait à l’écrire avec un léger différé temporel qui est l’un des temps les plus courts de la maturation littéraire, Dustan a découvert une sorte d’énonciation : un perpétuel présent courant sur l’instant, sans jamais l’enfermer, un existentialisme animal.

Je ne l’ai jamais rencontré, je l’ai lu pendant deux ou trois ans à Buenos Aires où j’allais deviner et reconnaître l’un de ses amants du Chili qui travaillait à Santiago, et j’ai toujours ressenti pour lui une amitié, une tendresse confiante que je n’avais pour personne de connu.

Une sensation qui débordait, ou déplaçait largement le champ habituel du littéraire : je l’aimais. Marcelo a laissé son sang noir dans un de mes lits et une édition grand format de Nicolas Pagès où Dustan lui avait écrit une sorte d'adieu, à la main. “Je ne le vois plus. Il est parti dans l'héroïne.”

Dustan était un manifeste au quotidien, avec une égale confiance il citait le journal d’une vieille tante, une chanson, un boum boum de dance floor plus fort que les voix, parce qu’il croyait en toutes ces aptitudes à se vivre et à s’inventer, je gobe, je gobe un œuf, un ecsta, une queue, un trajet jusqu’au Monoprix du coin ou jusqu’à la tireuse. Il était “Saint-Sade” comme a dit Causse, il a tout pris en lui : le monde, les queues, la pisse, la pharmacochimie, les capotes qui explosent, sa responsabilité et celle du contamineur. Il a tout pris et il n’en a fait ni un temps perdu ni un temps retrouvé, il en a faitGuillaume devient pédé. Est-ce qu'on savait seulement ce que c'est être pédé ? Passer à Act up, prendre un verre au Duplex, se faire sauter au Quetzal ?

G.D. a totalement cru en la contre-culture. Quand il disait de toutes les minorités les homosexuel-les sont les seul-es à être né-es en terre étrangère, il n’était pas loin d’un État transpédégouine. La Révolution culturelle on l'avait, avec Dustan à l'éducnat, Despentes aux affaires sociales, Angot à la justice*. On se serait amusé au moins, le temps d’une nuit... Et pas de ministre de l’Intérieur : seulement je sors ce soir. La question se serait sans doute posée de savoir si on pouvait faire travailler des transpédésgouines et comment. Mais la question se pose-t-elle ? est-ce qu’on a besoin de travailler quand on ne fait pas d’enfants ? Est-ce que vous vous êtes jamais posé la question de ce qu’il en est d'être simplement soi et de n'avoir rien d'autre devant, une-vie-une-mort-point-final ? Ce que ça changerait de vivre sans bâtisseurs d’avenir, sans nucléaire, sans Institut de Catastrophe, avec des gens qui se débrouilleraient simplement comme ils peuvent de leur catastrophe à eux.

Quand je repense à Dustan je pense à ceux qui en sont morts. On peut dire que ça fait de sacrés personnages et que lorsque par chance ils en sortaient vivants ils en sortaient grandis. Des féroces, des furies de douceur. Éric, Pedro L., Virginie D., les folles de Pinochet, Lydia Lunch... Le seul problème aurait été d’être orphelins, doublement orphelins de nos parents qui ne sont pas les nôtres (qui se demanderont jusqu’à la fin des temps ce qu’ils ont fait pour nous enfanter), et de ceux qui auraient pu l’être s’ils n’étaient morts avant de nous avoir reconnus, et enfantés... Michel Foucault, Jean-Marie Koltès, Copi, Guy Hocquenghem, Jean-Luc Lagarce, Rudolf Noureev, Jorge Donne, Klaus Nomi, Hervé Guibert, Anthony Perkins, Rock Hudson, Freddie Mercury, Keith Haring, Armando Llamas, Robert Mapplethorpe et finalement... Guillaume Dustan.

Imaginer un tout petit État minoritaire sabré dans sa jeunesse par la névrose, la drogue et le suicide (quand ce n’est pas le bistouri), privé de ses plus illustres inventeurs et orateurs... cela s’appelle “Bavardages”, femme Narsès. Un petit salon mort-né où l’on enterre pour la troisième fois G.D. avec des cris de gazelle graciée.

In memoriam G.D. (comme "Gaidrome") me vaudra une sorte d’exclusion froide et polie de “Bavardages” (concrètement “tu postes, mais on fait comme si tu n’avais rien dit”), la rancune acide d’IlbariX (pédé social-misogyne non dépourvu de talents qui a mené de retentissantes attaques contre certaines harpies d’”Entre filles”), et plus tard encore le hoquet d’une néo-ennemie (without a cause) de chez Lesbos qui proclame publiquement avoir vomi à la lecture de mon topic : “MazDa”.

Pourtant une voix descend encore des ceintres : seul contrepoint ex machina, le pavé incendiaire d’un nommé Syntholgel qui tombe avec une fureur indignée sur les “tapettes intégrationnistes” du Marais, prêtes à renier tout ce qu’il faut pour accommoder leur cul dans les beaux quartiers. Cris, accusations d’homophobie ; je le reverrai très peu sur “Bavardages” et systématiquement ignoré : G.D. nous a tuer, je reflue du côté d’Entre filles.

boumboumboumboumboumboumboum boumboumboumboumboumboumboumboum boum

Parfois, certains soirs, quand le ciel est lourd, froid ou triste et que les corps se sont à peine réchauffés avant de venir s’asseoir devant le clavier, on sent monter cette envie des esprits exaspérés de poster : le forum est plein, douloureux d’une envie de tuer.

Envie de mourir dans la matrix crétinomachiste, de nous entretuer entre nous.

* J'ai barré Angot pour cause de trahison. Le ministère de la justice reste donc vacant.

dimanche 26 février 2012

Je fais don de mon corps à la science - remix


C'est en quittant le forum "filles" qu'il m'est venu, précisément, l'idée de le raconter. Ni du dehors, ni du dedans.

Car ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas le raconter au passé (il est encore présent dans ma vie), je ne crois pas au passé simple (qui n’existe pas), je ne peux pas m’exclure de mes sœurs injurieuses, de mes sœurs félonnes, de mes sœurs assoiffées de sang et d’amour, de mes sœurs lesbiennes de droite ou de gauche, totalitaires ou sottes, invasives, alcooliques, mythomanes, nymphomanes, ignorantes, puritaines, dégoûtantes ou irrésistibles, ni pour écrire ni même pour vivre.

Parce que je les revendique miennes, parce que j’ai besoin d’elles, non comme des papillons que j’épinglerais à la sortie du cirque mais comme le courant le plus scandaleux du vivant quand ils s’invite dans une femme.
Parce que dans leur existence à la marge je me reconnais, dans nos croissances en terre étrangère, dans notre tout à réinventer, dans la quantité de solitude que nous accomplissons au cours de notre sabotage, je me revendique et me reconnais.

Le forum et le forum seul m’a redonné goût à l’écriture et à la vie dont il me privait, à ce "Vieux-Port" qui se moque du forum, à l’eau froide, aux crêtes des montagnes et aux articles de journaux, à toutes ces choses qui perdraient leur propriété pour moi sans le forum parce qu’elles sont faites pour les autres, habitées par les autres, : les non-lesbiennes, les hommes, les femmes, les mères, les épouses, leurs enfants, tout ceux qui n’ont pas besoin du forum pour exister et que je salue bien...

Guillaume Dustan disait que de toutes les minorités, les homosexuel-les sont les seul-es à être né-es en terre étrangère. S’il peut être perçu comme un étranger dans son propre pays (d’adoption), un jeune noir parmi les “siens” ne le sera pas dans sa propre famille. Tout au contraire de l’homosexuel-le qui grandit étranger dans sa famille avant de rejoindre un autre monde étranger, celui de l’hétérosexualité. Nous avons tellement pris l’habitude de vivre en terre étrangère, largué-es par des conversations qui ne nous regardent pas, lisant des histoires d’amour qui ne nous aiment pas, totalement circonscrits par une structure de reproduction familiale qui n’est pas la nôtre, que nous avons même fini par l’oublier.

En quittant le forum et en revenant à la vie concrète que j’avais dédaignée, en me promenant dans les rues, dans les chemins de l’arrière-pays, dans les villages salins, je l’ai soudain sentie étrangement plus mienne, réabsorbée, peut-être parce que m’accompagnait le sentiment d’appartenir à une sorte de monde, d'univers de signes et de village délocalisé que j’emmenais avec moi : le forum, cet État manquant.