samedi 17 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (3/3)


Scène d'enfance anthropophage
Quand nous sommes en colère, nous nous vengeons sur le con doux et chaud de ma mère. C'est un con prolétaire et oriental qui peut tout supporter dans l'existence.
Ça commence généralement comme ça : on est au repas du dimanche, le père penché sur la soupière se met en colère et dit oooh, mais ça sent la merde. Il tente d'écraser son poing sur la tête de mon frère, et n'y parvenant pas (mon frère est un renard), le plonge dans la soupière. Pendant ce temps il (mon frère) se touche frénétiquement ses petites parties compressées par le short éponge bleu et et le père m'ordonne toi, tu vas donner la main à ta mère ! en tentant de garder son air de fou sérieux et abruti.

Comme je ne suis pas d'accord, je veux dire pour jouer le rôle de la fille de l'histoire, je mets délibérément le pied dans la soupière pleine de sauce au vin et le père s'en prend plein la tronche.
Je ne veux pas qu'elle saute par la fenêtre mais je ne veux pas non plus être comme elle. Attention, dit le père, elle va sauter par la fenêtre ! Et nous nous accrochons tous aux anses de la soupière en tentant de replacer de force le couvercle (on se coince les tendons et les os au point de grandir tout tordus, mais puissants).
Je ne veux pas non plus être comme mon frère : lorsque le père s'emporte, sa petite queue retombe toute molle sur le skaï-velours vert de la chaise et son regard devient vide comme un aquarium. Mon frère adore glisser son petit bâtonnet dans la soupière et pisser dedans (pendant que le père boit et joue aux cartes) mais on ne peut pas compter sur lui, je veux dire stratégiquement, c'est un zéro politique.

Le con de ma mère sert de frigo, garde-manger, portefeuille d'allocations familiales, elle peut endurer la vie et la mort sans jamais rien perdre de sa douceur, même quand le père se met très en colère, qu'il ferme le poing comme un lanceur de marteau et se met à cogner la tendre porcelaine sauce-au-vin de ma mère en éjectant l'ail marine du fond : et rha et tiens, et prends ça ! nous faire manger du lapin à la merde !
Quand on a fini, c'est fou comme a largement dégueulassé le monde au-delà de son con (qui n'est ni un nomos ni une phusis mais seulement boîte à rythme et électromagnétisme) ; la sauce au vin resplendit sur les rideaux blancs, le chien a dégueulé de terreur sur la moquette (car nous avons aussi un chien un peu frisé et pédé sur les bords qui s'avère être le seul éphèbe de la famille et noir) : c'est ma mère qui va nettoyer l'écharde et le sang alimentaire dès lundi matin, à peine serons-nous partis aux champs du travail et de l'instruction de masse.

J'ai fait mes mathématiques et mes universités avant de les conchier. Il n'y a pas d'Autre, pas de Majuscule, pas de Concept, la Pensée est un filet bien trop large pour attraper le vent coulis de son con ravagé. Dans mon lit j'entrevois des histoires sauvages à maille ultraminusculaire, pleines de vermine scopique. Comment elle se relevait tous les jours avec ses yeux rougis et sa constance soupière -elle n'a jamais sauté grâce aux menottes ramenées par le père dans sa salopette mais je voyais de la fenêtre l'endroit où elle imaginait s'écraser (un parterre de roses blanches au lieu du bac à sable infanticide). Je n'ai pas oublié son odeur de violette,  je tue, j'ai appris à tresser court pour la retenir, comme un plaisir retardé.

lundi 12 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (2/3)


Folklore alpin
Aujourd'hui il me semble qu'il nous manque un mot pour décrire quelque chose de bien plus courant, de bien plus massif que le viol -déjà scandaleusement courant- qui marque toutes les histoires de femmes pendant cette durée de leur vie où elles correspondent au désir des hommes. C'est la tentative de forçage banale, même pas désignée, même pas consciente parfois qui précède l'accès à une relation dite consentie.

Au même âge à peu près, tous les mercredis d'hiver dans l'autocar qui nous menait au ski, il y avait pour les filles imprudemment assises dans la zone des trois derniers rangs séance de pelotage. Une sorte de folklore scolaire qui faisait partie de la sortie, un peu comme l'alcoolisme et la bile proverbiale des chauffeurs. C'était la fête aux filles, dès les aurores. On les voyait remuer comme des animaux mous, repousser les mains d'un air las, disparaître sous la grappe préadolescente qui changeait de place autour d'elles pour mettre la langue, toucher un sein ou malaxer l'entrecuisse. Et ce n'étaient pas des Arabes, c'était la bande vedette du collège, les plus grands, les plus fashion, les plus sportifs, ceux qui occupaient la zone caïd de l'arrière-car où l'on a droit sur tout, se vautrer sur un corps ou mettre les pieds sur les sièges, c'était égal.

Elles ne se plaignaient pas. Personne ne disait rien. Celles qui avaient définitivement cédé avaient leur place imposée auprès des peloteurs dédiés ; l'important était simplement de tout faire pour ne pas  atterrir dans la zone. Plus on était jolie, plus on montait en graine, plus on avait de chance de se retrouver à l'arrière. Ça gueulait “la rirette” dans les bouches des petits 6èmes-5èmes à l'avant et ça faisait shlurp shmack floc au fond, dans un buisson de mains moites et de pull-over rossignol tirebouchonnés, le "coq sportif" à hauteur de téton. Les 4èmes et les 3èmes étaient rabattues au fur et à mesure que leurs charmes naissants se faisaient remarquer, on les voyait parfois se lever, changer de place en essuyant la bave sur leur bouche ; les moches, les chiantes, les invisibles et les porteuses d'appareil dentaire chantaient l'œil rivé sur la route et les crêtes lumineuses tout en ignorant les choses terrifiantes qui se passaient dans leur dos (la zone X).

Le jour où mon tour est arrivé, j'ai eu les langues dans la bouche, les mains sur moi et je suis restée là comme un veau d'abattoir à battre des bras en attendant que le trajet finisse. À se demander si les filles ne construisent pas leur sensualité sur la force et le subissement. Au retour, je suis montée suffisamment tôt dans le car pour éviter la zone. C'était fini pour moi, c'était le tour d'une autre.

L'affaire DSK a fait soi-disant se lever dans les couches calfeutrées de l'opinion la conscience d'une complicité collective avec le violeur. Mais ce n'est pas seulement de viol qu'il s'agit. Pour parvenir à cette toute-puissance désinhibée sur le corps d'une femme il faut avoir vécu des années et des années de forçage, de pelotage, de harcèlement naturel, intégré, toléré, presque une tradition dans l'apprentissage sexuel du jeune mâle. Tu ne te laisses pas pénétrer ? Je te coince, je me couche sur toi, je me frotte. Si ce n'est pas une pipe ce sera une branlette, “tu la veux, tu la prends”. Comme tu n'es pas un tueur et que tu respectes les lois, tu vas tenter d'arracher à la zone confuse de la promiscuité un truc bénin et toléré, une main, des fesses, une cuisse, qui te permettront de te soulager sans risque pour toi. Et d'une certaine manière, plus c'est volé, plus c'est maraudé, plus c'est bon.

Dans l'acte sexuel, Lilith refuse d'être placée sous Adam pour des raisons que l'on veut symboliques (récuser sa position d'inférieure) ; elle ne manque pas non plus de raisons concrètes. Cette position du “missionnaire” enseignée aux sauvages Mélanésiens par leurs évangélistes, c'est aussi la posture du violeur et de l'engrosseur. Elle donne à l'homme l'avantage du poids, elle lui livre Lilith maîtrisée, neutralisée, vaincue, comme au combat. Elle garantit que la semence ne se perdra pas, que les efforts du mâle ne seront point détournés vers le plaisir féminin, qu'il fera d'elle à peu près tout ce qu'il veut quoi qu'elle en ait. En acceptant la position, Lilith aurait d'avance concédé à Adam la possibilité d'ignorer, de contrarier ou même de forcer ses désirs : une fécondation indésirable, un acte réitéré sans consentement, un abus pénible ou douloureux ne font jamais un viol.

Mais elle n'a pas accepté. Et c'est la raison pour laquelle il nous faut imaginer Lilith heureuse. : “elle ne fut pas faite de terre rouge, comme Ève, mais de matière inhumaine...” *


*Marcel Schwob, Lilith cœur double

jeudi 8 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (1/3)




Rossignol
Le viol n'a jamais été un drame dans ma vie. Juste une petite flaque grise à l'arrière-plan des rencontres qui draine un doute sur tout. Parce que j'ai eu de la chance en fait : de viol il n'y a pas eu. Il y a eu tentative et même trois fois ; j'en suis toujours sortie.
Je n'ai aucune leçon à donner à celles qui ont cette césure dans leur vie, celles qui n'ont pas eu la chance. Elles ont rencontré l'homme armé, l'adulte trop fort pour l'enfant, n'ont pas évité les poings et les pieds de la bande au cerveau cramé, n'ont vraiment pas eu de chance.
De là à ce que trois tentatives brouillonnes et avortées m'apparaissent comme une chance, il y a un pas. Un pas banal et violent, étouffant.

La première fois c'était à 13-14 ans. Ce genre d'âge où le corps explose d'un seul coup, la colonne part dans le mauvais sens : il faut pour éviter le corset arrêter tous les sports, se faire un tas de muscles auxquels on n'a jamais pensé.
Je revenais donc d'une séance de kiné sur le chemin bien connu de mon ancien collège, traversant l'une de ces cités pauvres où je m'étais fait mes premiers amis cancres.
IL me suivait, petite silhouette au loin qui s'est fait remarquer par un geste au moment où je me retournais : la gerbe d'étincelles de sa cigarette crânement frottée contre un mur (j'ai envie de dire un geste de prédateur). J'ai oublié le geste, j'ai poussé la porte de l'immeuble et un étage plus tard IL me doublait.

C'est un tout jeune, mon âge ou peut-être moins, plus petit que moi. Sans un mot il referme son poing sur ma motte et ne la lâchera plus. Cette scène lente et farouche va durer, comme un combat dans l'eau. J'ai oublié ses mots, il ne dit pas grand chose, me demande de l'embrasser ou tente de le faire, refuse de me lâcher, me dit de le toucher... Et moi, bécasse ultracivilisée je ne frappe pas, je parle, je crois à la conviction et il s'en tape, j'essaie en vain de défaire l'étau de sa main sur mon sexe (elle restera comme le souvenir d'une pince de crabe) et quand je parviens à progresser d'un étage, il me recoince au suivant...
Il n'est pas violent, simplement brutal, tenace, congestionné. Je vois ses dents serrées, la trique coagulée dans ses mains dures, il ne cherche sans doute qu'un attouchement volé et il l'obtient déjà en quelque sorte.

Mais ce n'est pas tout. Car il y a des témoins. Derrière les portes (deux par étage), une bonne France résidentielle qui n'aime pas le tapage, cette France si prompte à rabrouer nos turbulences observe (dans le judas), murmure et n'intervient pas. La bonne France  de derrière le rideau, indignée sans doute par la traînée du 3ème qui a déjà les garçons derrière elle, une France dérangée devant sa télé qui n'a pas un instant l'idée d'ouvrir la porte pour s'en mêler.

Je les connais, je les entends, je pense à leur visage derrière les portes : si seulement l'une d'entre elles s'ouvrait IL prendrait la fuite, c'est sûr. Et c'est parce qu'ils n'ont pas ouvert qu'il y a cette flaque grise, ce doute sur tout ; j'apprenais une chose déterminante pour une fille de cet âge : ne compter que sur moi.
Il allait falloir passer une frontière. Se mettre en colère autant contre la honte que contre les voisins, le gamin, accepter la violence et l'empoignade compromettante ; j'ai levé la voix, tordu la main qui cherchait dans les replis de mon jean, et c'est comme ça que je suis parvenue à nous traîner jusqu'au 3ème étage, dans la terreur que la porte ne s'ouvre avec moi devant et cette pince en moi. Tu te casses ou je vais te tuer. Casse-toi.

Il y a une chose que je me demande aujourd'hui, c'est si en racontant la scène à mes parents j'ai dit ou non que ce garçon était un “Arabe”. Je n'arrive plus du tout à le savoir. À savoir si c'est moi qui ai rendu mes parents racistes ou si j'ai tu ce détail.
Je me suis fait couler un bain, je suis restée bien une heure dans le bain et j'ai lavé le garçon en moi.