mercredi 13 juin 2012

Le monolog de la lesbienne remix


Comment devient-on lesbienne ? J'avoue que cette question n'a jamais eu aucun sens pour moi.
Avant d'être lesbienne, j'étais déjà anormale. Peut-être même plus avant qu'après.
Ce qui fait que depuis, je ne suis pas seulement lesbienne, je suis une lesbienne anormale.
L'intérêt d'être lesbienne en ce sens était d'entrer dans un groupe anormal. Après, que des femmes de ce groupe anormal aient des remarques à vous faire sur vos mœurs, ça n'a plus grande importance. Du moment qu'on a passé la frontière, on n'est plus à un détail près.

Mais qu'est-ce qu'être anormale, me direz-vous ?
Il faut très peu de choses pour être anormale. On peut même se sentir très à l'aise dans son anormalité jusqu'à ce quelqu'un ou quelque chose vienne vous en empêcher. Par exemple on peut trouver tout à fait normal de placer son pot sous une table de camping dressée sur un promontoire et d'adresser de grands discours aux passants tout en procédant. Louis XIV trouvait ça tout à fait normal : on se satisfait très bien de son anormalité jusqu'à ce qu'elle devienne l'anormalité des autres. Somme toute, devenir lesbienne me semble une manière moins coûteuse de se réapproprier son anormalité que de devenir folle, reine, dictateure ou trader.

Mais comment donc avais-je pu si naturellement devenir anormale ?
La première conscience de mon anormalité m'est venue en emménageant en ville. Jusqu'alors, courir nus dans les prés, monter aux arbres, ligoter ses petits camarades sur un radeau ou monter sur des vaches était tout à fait normal.
J'en déduis qu'avoir grandi à la campagne au sein d'une horde de gamins et de gamines de tous âges peu soumis au contrôle parental a pesé dans mon anormalité. Nous étions aventureux, bricoleurs, endurants, pleins d'initiatives étranges et passionnantes, nous savions affronter les chiens méchants, les passages de rivière et les nationales roulantes, le monde était un terrain de jeu ouvert où tout était permis : un HLM au milieu d'un pré, sans dealers ni patrouilles de police. Se battre, rouler dans le foin, faire des pyramides pour passer les murs et regarder les grands s'embrasser avait fait de nous des petits animals chauds et vifs, curieux, entreprenants, aimant se frotter aux autres et au monde, bref bien trop éveillés pour une cour d'immeuble provinciale et proprette.

Pour autant ne vous mettez pas à déménager en hâte de vos prés et de vos villages. Je ne suis pas en train de dire que la campagne mène à l'homosexualité. Ou alors que c'est une possibilité. Ou alors qu'un certain type de campagne et d'éducation naturelle jointes à une grande impatience de vivre mène à... avoir des ennuis. En lisant l'Opoponax de Monique Wittig sans rien savoir d'elle ni qu'elle était l'auteure de La pensée straight, j'ai reconnu un monde. Le continuel présent de la sensation, de l'action, la leçon de choses par excellence qu'est une enfance sans murailles : grain des vêtements, du bois, des grillons dans la main, de chaque qualité de pierre ou de chute qui fait de la petite campagnarde à l'égal du petit campagnard une héroïne du réel, une sensualiste conquérante. “Le petit garçon qui s'appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c'est qui veut voir ma quéquette, qui c'est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n'a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. On voit sa maison de la porte de l'école...

Une enfant trop vivante, bien trop grande et culottée pour son âge, intellectuellement et sexuellement précoce, a toutes les chances de sortir du cadre au moment où les parois se resserrent. Elle a pris l'habitude d'organiser des matchs de boxe, de passer la main dans le short de Georges à la récré et de lire des scènes interdites de Gérard de Villiers dans le garage à vélo ; le jour où l'on monte le teepee indien reçu par les Hilaire à Noël, les enfants rentrent avec une culotte qui n'est pas la leur et les mères font tous les étages de bas en haut pour remettre la bonne culotte sur le bon derrière.

J'ai toujours été anormale. Même hétérosexuelle.
J'étais fraternellement, incestueusement ardente et j'en ai tiré du plaisir. Je touchais mes petits camarades, je leur disais de fermer les yeux et je les embrassais. À 10 ans ligotée sous le lit de Patrick P. par une bande Velpeau la morsure du plaisir, à 14 ans le prof de musique de mon collège, à 18 ans la tentative de passer aux choses sérieuses en jouant des gages sexuels aux échecs... Je venais de perdre, j'avais le choix entre une fellation, une “défloration” et une sodomie. J'ai trouvé le moyen de choisir la sodomie. Complètement anormale, je vous dis.

La source du problème, c'est quand on commence vaguement à ressembler à des adultes et à avoir le devoir de leur ressembler. Les boums, les slows, les filles en brochette guettant l'invitation du garçon, les demandes officielles et la course au look : il était pour moi positivement impossible, après avoir caressé 10 ou 15 queues et dressé des grillons à faire du théâtre sur un panier d'osier, de surmonter l'épreuve d'un slow in extenso. Hors-cadre. D'ailleurs j'étais déjà devenue inquiétante pour le genre de lycéen qui demande à son copain de demander pour lui à la copine de sa copine si elle veut bien sortir avec lui. (Ma copine ou la copine de ma copine ?)
J'étais tellement anormale que j'ai suspendu toute sexualité, à l'âge où les autres la commençaient. Les corps étaient trop loin, le protocole trop lourd, insupportablement faux. Bourse aux meufs, petites tricheries complimenteuses, dépréciation des coucheuses et monopoles bogosses, c'était fini avant même d'avoir commencé.

Je le haïssais, le protocole, c'est bien simple, je suis tellement anti-protocole que lorsque j'ai eu des relations hétérosexuelles normales (soit très rarement), je les cachais.
Des années encore, le corps des garçons allait m'accompagner : je trouvais le moyen, ici et là, de zigzaguer entre les herses ; je me ruinais, je m'épuisais.
Quand une femme a fait pour la première fois une tentative vers moi, je n'ai rien ressenti, rien pensé. Ni bien ni mal. Ni envie ni dégoût.
Enfin, dans l'immédiat...
Et c'est comme ça qu'on devient lesbienne.