Comment
devient-on lesbienne ? J'avoue que cette question n'a jamais eu aucun
sens pour moi.
Avant
d'être lesbienne, j'étais déjà anormale. Peut-être même plus
avant qu'après.
Ce
qui fait que depuis, je ne suis pas seulement lesbienne, je suis une
lesbienne anormale.
L'intérêt
d'être lesbienne en ce sens était d'entrer dans un groupe anormal.
Après, que des femmes de ce groupe anormal aient des remarques à
vous faire sur vos mœurs, ça n'a plus grande importance. Du moment
qu'on a passé la frontière, on n'est plus à un détail près.
Mais
qu'est-ce qu'être anormale, me direz-vous ?
Il
faut très peu de choses pour être anormale. On peut même se sentir
très à l'aise dans son anormalité jusqu'à ce quelqu'un ou quelque
chose vienne vous en empêcher. Par exemple on peut trouver tout à
fait normal de placer son pot sous une table de camping dressée sur
un promontoire et d'adresser de grands discours aux passants tout en
procédant. Louis XIV trouvait ça tout à fait normal : on se
satisfait très bien de son anormalité jusqu'à ce qu'elle devienne
l'anormalité des autres. Somme toute, devenir lesbienne me semble
une manière moins coûteuse de se réapproprier son anormalité que
de devenir folle, reine, dictateure ou trader.
Mais
comment donc avais-je pu si naturellement devenir anormale ?
La
première conscience de mon anormalité m'est venue en emménageant
en ville. Jusqu'alors, courir nus dans les prés, monter aux arbres,
ligoter ses petits camarades sur un radeau ou monter sur des vaches
était tout à fait normal.
J'en
déduis qu'avoir grandi à la campagne au sein d'une horde de gamins
et de gamines de tous âges peu soumis au contrôle parental a pesé
dans mon anormalité. Nous étions aventureux, bricoleurs, endurants,
pleins d'initiatives étranges et passionnantes, nous savions
affronter les chiens méchants, les passages de rivière et les
nationales roulantes, le monde était un terrain de jeu ouvert où
tout était permis : un HLM au milieu d'un pré, sans dealers ni
patrouilles de police. Se battre, rouler dans le foin, faire des
pyramides pour passer les murs et regarder les grands s'embrasser
avait fait de nous des petits animals chauds et vifs, curieux,
entreprenants, aimant se frotter aux autres et au monde, bref bien
trop éveillés pour une cour d'immeuble provinciale et proprette.
Pour
autant ne vous mettez pas à déménager en hâte de vos prés et de
vos villages. Je ne suis pas en train de dire que la campagne mène à
l'homosexualité. Ou alors que c'est une possibilité. Ou alors qu'un
certain type de campagne et d'éducation naturelle jointes à une
grande impatience de vivre mène à... avoir des ennuis. En lisant
l'Opoponax de Monique Wittig sans rien savoir d'elle ni qu'elle était
l'auteure de La pensée straight, j'ai reconnu un monde. Le
continuel présent de la sensation, de l'action, la leçon de choses
par excellence qu'est une enfance sans murailles : grain des
vêtements, du bois, des grillons dans la main, de chaque qualité de
pierre ou de chute qui fait de la petite campagnarde à l'égal du
petit campagnard une héroïne du réel, une sensualiste conquérante.
“Le petit garçon qui s'appelle Robert Payen entre dans la
classe le dernier en criant qui c'est qui veut voir ma quéquette,
qui c'est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner
sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de
se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon
qui n'a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier.
On voit sa maison de la porte de l'école...”
Une
enfant trop vivante, bien trop grande et culottée pour son âge,
intellectuellement et sexuellement précoce, a toutes les chances de
sortir du cadre au moment où les parois se resserrent. Elle a pris
l'habitude d'organiser des matchs de boxe, de passer la main dans le
short de Georges à la récré et de lire des scènes interdites de
Gérard de Villiers dans le garage à vélo ; le jour où l'on monte
le teepee indien reçu par les Hilaire à Noël, les enfants rentrent
avec une culotte qui n'est pas la leur et les mères font tous les
étages de bas en haut pour remettre la bonne culotte sur le bon
derrière.
J'ai
toujours été anormale. Même hétérosexuelle.
J'étais
fraternellement, incestueusement ardente et j'en ai tiré du plaisir.
Je touchais mes petits camarades, je leur disais de fermer les yeux
et je les embrassais. À 10 ans ligotée sous le lit de Patrick P.
par une bande Velpeau la morsure du plaisir, à 14 ans le prof de
musique de mon collège, à 18 ans la tentative de passer aux choses
sérieuses en jouant des gages sexuels aux échecs... Je venais de
perdre, j'avais le choix entre une fellation, une “défloration”
et une sodomie. J'ai trouvé le moyen de choisir la sodomie.
Complètement anormale, je vous dis.
La
source du problème, c'est quand on commence vaguement à ressembler
à des adultes et à avoir le devoir de leur ressembler. Les boums,
les slows, les filles en brochette guettant l'invitation du garçon,
les demandes officielles et la course au look : il était pour moi
positivement impossible, après avoir caressé 10 ou 15 queues et
dressé des grillons à faire du théâtre sur un panier d'osier, de
surmonter l'épreuve d'un slow in extenso. Hors-cadre. D'ailleurs
j'étais déjà devenue inquiétante pour le genre de lycéen qui
demande à son copain de demander pour lui à la copine de sa copine
si elle veut bien sortir avec lui. (Ma copine ou la copine de ma
copine ?)
J'étais
tellement anormale que j'ai suspendu toute sexualité, à l'âge où
les autres la commençaient. Les corps étaient trop loin, le
protocole trop lourd, insupportablement faux. Bourse aux meufs,
petites tricheries complimenteuses, dépréciation des coucheuses et
monopoles bogosses, c'était fini avant même d'avoir commencé.
Je
le haïssais, le protocole, c'est bien simple, je suis tellement
anti-protocole que lorsque j'ai eu des relations hétérosexuelles
normales (soit très rarement), je les cachais.
Des
années encore, le corps des garçons allait m'accompagner : je
trouvais le moyen, ici et là, de zigzaguer entre les herses ; je me
ruinais, je m'épuisais.
Quand
une femme a fait pour la première fois une tentative vers moi, je
n'ai rien ressenti, rien pensé. Ni bien ni mal. Ni envie ni dégoût.
Enfin,
dans l'immédiat...
Et
c'est comme ça qu'on devient lesbienne.
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