dimanche 15 juillet 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 1


J’entends par “vies inventées” des existences sans patron, sans mode d’emploi préliminaire, qui se sont littéralement données au réel. Ce ne sont pas des vies fictives -le réel étant précisément ce qui n'a pas de double, ce sont des vies sorties du plan commun, imperméables à l'ensemble de limites et d'autorisations invisibles qui nous tiennent lieu de libre-arbitre. Des passions du réel.
Jane Bowles n'a pas marché sur la lune, n'est pas partie au Hogar, elle s'est prise de passion pour des paysannes marocaines et donné pour tâche de s'en faire accepter.
C'est une adoration, une admiration à contre-courant.

Elle est blanche, lesbienne, nord-américaine, trilingue et romancière ; elles sont arabes, pauvres, illettrées, colonisées ; cette hiérarchie décisive à l’époque des empires n’a pas cours chez Jane Bowles. Elle ne veut ni les asservir, ni les libérer ; son seul projet est de rester à cuisiner avec elles dans la kasbah, à partager leurs savoirs et leur intimité. C’est sans doute aussi la question du désir, d’une façon si peu rassasiante qu’elle ne ressemble plus à quelque chose de connu.
Jane Bowles tendre labyrinthe, logiciel pionnier.

On ne la connaît plus beaucoup aujourd’hui sinon comme “épouse de” (en l’occurrence Paul Bowles). En 1997, deux ans après avoir lu Deux dames sérieuses, j’ai croisé son fantôme dans un cimetière espagnol. Sur sa tombe anonyme le numéro 453, ses restes sur le point d’être jetés à la fosse commune : seuls les conquérants reviennent les bras chargés d’offrandes ou de dépouilles. Jane Bowles a mis six ans à mourir au couvent-hôpital de Malaga, de l’autre côté de la rive où elle aurait tant désiré rester.
Plus j’avance dans le livre [...] plus je suis effrayée par la position isolée que j’occupe au milieu des écrivains sérieux. [...] Toi, tout ce que tu peux écrire sera bon parce que ce sera vrai, ce n’est pas mon cas parce que mon isolement à moi est un accident et non une inéluctabilité.

En 1947, la bohème de Greenwich Village se cherche des ailleurs. Placée sous statut international, Tanger est pleine d’étrangers. Après avoir voyagé en Amérique centrale et en Europe, les Bowles s’y installent en 1947-48.
Jane Bowles est d’un avis commun hilarante et magnétique. Elle a eu des maîtresses sur deux ou trois continents, elle reçoit encore à Tanger de riches ou moins riches amies américaines (dont Alice Toklas, qui la terrifie), des amis indéfectibles (Tennessee Williams et Truman Capote), une cosmopolis de poètes, artistes, auteurs et troubadours beat-generation. 

La “dream-city” est un mélange d’affairistes, de sommités mondaines et de contestataires où les Bowles vivent en privilégiés, pas tout à fait en occupants. Ils plongent dans ce nouvel ancien monde, “antidote à la culture du progrès”, sans jamais se poser la question coloniale. Très loin de toute fascination orientaliste, Jane pense repas, maison et vie matérielle. Au contraire de Paul, qui continue à voyager de par le monde, elle se fixe à Tanger et tourne le regard vers l’intérieur du pays. Le marché, les femmes arabes : out in the world.

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