vendredi 2 février 2024

Une saison aux frontières, 3

Charlie au nom du père

-Et le père, il est où le père ?

Charlie* est originaire de Yaoundé, Cameroun. Sa demande d’asile a été rejetée deux fois. Mère à 29 ans d’une enfant d’à peine deux ans, son récit lesbien ne passe pas. Lesbienne et mère ça ne passe pas, et pourtant ça s'est passé. Femme de tête, parlant couramment quatre langues, libre et belle, sa seule faille sous le sourire mélancolique qu'elle affiche continûment pour avoir la paix, c’est cette petite fille avec laquelle elle passe 24 heures sur 24 de son temps. Dans le noir.

Depuis des semaines, depuis des mois elle souffre de douleurs gastriques de plus en plus intenses. On a tenté de l'emmener à l'hôpital public mais l'hôpital ne rappelle pas. L'hôpital public a une règle simple, un infirmier grec l'a formulé sans complexes : "d'abord les GrecquEs, ensuite les étrangèrEs, après les réfugiéEs."

Depuis peu, vomissant tout, elle n'essaie même plus de manger. On a renoncé à l'hôpital et en désespoir de cause je l'accompagne dans un dispensaire où on lui administre une perfusion de trois heures. Pendant ce temps où je garde la petite fille je la vois depuis le couloir allongée sous le porte-sérum, enfin détendue, heureuse : elle jouit pour la première fois depuis des jours d'un vrai moment de calme, un moment qui lui est dévolu, une parenthèse de soin et de bienveillance.

Et pendant ce même temps, je comprends ce qu'elle vit au quotidien. Au bout d'une heure à épuiser les jeux et les histoires la petite fille ne tient plus en place, court de plus en plus loin, tente d'entrer dans la ou les chambres, crie quand je l'en empêche. Aussitôt l'hydre hétérosexuelle se déploie dans le petit bâtiment, une tête par la porte du bureau, une autre surgissant de l'infirmerie. Moi qui suis en grève de l'utérus depuis la fondation de Rome, me voici ramenée sous la coupe de l'ordre hétéroreproductif. Juste parce que je suis accompagnée d'une enfant, je deviens la cible de tout ce que chacun se croit autorisé à en dire : l'enfant ne doit pas crier, l'enfant ne doit pas courir, ne doit pas ramper sur le sol (qui est sale), ne doit pas jouer sur les sièges (qui sont propres), l'enfant doit attendre silencieusement ou sortir, je dois porter l'enfant si l'enfant ne veut pas marcher... On se fait engueuler pendant une ou deux heures, avec je pense la circonstance aggravante que l'enfant est noire et que personne ne comprend quelle sorte d'agencement nous formons en ce lieu.

-Avec un père c'est quand même mieux...

Une semaine plus tard, toujours en quête d'un diagnostic, nous décidons de recourir à un cabinet privé. Les frais seront pour nous, pas le choix. Ça se passe comme ça quand il n'y a pas d'AME. Durant le premier examen, qui sera suivi d'une ribambelle d'autres, la petite fille est laissée dans la salle d'attente. Le gastroentérologue râle un peu, et pose cette question qui ne pouvait pas ne pas être posée, qu'il ne pouvait s'abstenir de poser. Ce gentil spécialiste polyglotte qui s'intéresse à la condition des femmes noires demande en tartinant de gel le ventre de Charlie : il  est  où  le  père ?

Charlie ne répond pas. Je soupire bruyamment. Le silence s'alourdit encore un peu.

Au Cameroun, Charlie vivait une relation passionnée avec une autre femme, proviseure de lycée, quand "ils" sont arrivés. Charlie a été enlevée, détenue par le gang auteur de l'enlèvement, fouettée et violée. Elle s'efforce de montrer à l'enfant un amour total, entier, qu'elle est allée chercher au plus profond de ses ressources. Dans le battement de mes tempes j'entends la seconde remarque du praticien sur le père qui nous manque si cruellement... Je souris à Charlie et je baisse les yeux.

Pour le diagnostic ce sera ulcère sténosé pyloro-duodénal, sans doute résistant. Merci docteur.

 

* Tous les noms ont été transformés, pour des raisons qui se passent d'explication.
 

mercredi 24 janvier 2024

Une saison aux frontières, 2

 Lgbtiqa in Mytilène

Quand les réfugiéEs arrivent chez nous on les emmène chez Vodaphone, pour le forfait, puis dans les bazars chinois pour qu’ils trouvent des chaussures et des pulls pas chers fabriqués par d’autres esclaves. La première phase de l’intégration passe par l’entrée dans la consommation esclave, la 2ème c’est éventuellement d’aller travailler pour 400 euros dans les fermes à poulets, la 3ème tarde toujours et n’arrive parfois jamais : la demande d’asile. Beaucoup des nôtres, réfugiéEs subsahariennEs seront transféréEs sur le continent avant même d’avoir eu leur entretien. On les enregistre, iels attendent 3 mois, 4 mois sous les tentes, pour rien, puis sont transférées sur le continent où tout recommence.

Mais les nôtres ne sont pas venuEs pour Lidl.
Iels sont ÉrythréennEs, SomaliennEs, CongolaisEs, CamerounaisEs, SierraléonaisEs, IraniennEs, HaïtiennEs, YéménitEs, OugandaisEs, iels aimaient leur pays, par dessus l’impossibilité. Iels se disaient heureusEs, jusqu’au jour on a les a découverts dans un lit avec une personne du même sexe. HeureusEs tant qu’iels vivaient cachéEs, se réunissaient sur une plage, dans un immeuble abandonné, chez eux, jusqu’à ce que quelqu’un parle à quelqu’un, jusqu’à ce que les frères, les amis viennent les cueillir à coup de barres de fer, jusqu’à ce que la police leur fasse une haie d’honneur devant l’immeuble abandonné pour leur faire passer le goût du péché.

Quand je dis les nôtres je parle d’une famille qui s’est étendue en moi jusqu’à des limites inconnues de moi. Jusqu’à la corne de l’Afrique, au Yémen, en Arabie saoudite, il y a des personnes que je reconnais. Nous avons grandi dans des cultures, des pays qui s’ignorent, nous parlons dans une langue qui n’est pas la nôtre et pourtant nous nous comprenons. Est-ce impérialiste ? Quand Salma* et Iqram, quand Stamm, quand Abbas disent « ils » je sais aussitôt de quoi iels parlent. « Ils sont venus, ils ont dit que nous étions ceci, cela, ils ont dit qu’ils allaient revenir » : je sais immédiatement qui est « ils ». Il nous suffit de dire « ils » pour savoir que « ils » c’est le danger, que nous sommes adosséEs à, constituéEs par ce « ils ». Par delà nos différents soleils, nos vêtements, nos ornements, ma soeur butch venue du Yémen je la reconnais, ma sœur folle sierraléonaise qui n’a pas encore choisi ses pronoms je la reconnais, mon frère gay je le reconnais avec sa poitrine étroite, son sourire pétard, son nombril provocant comme un phare. Je n’ai pas pris de coups de barre mais ce « ils » est la toile invisible qui régit mes comportements quand j’arrive sur une plage, dans une soirée où je suis la seule de mon genre.

Illes et elx sont venuEs poursuiviEs par ce « ils », iels se sont enregistréEs à l’entrée du camp, on leur a donné un numéro, une place dans une tente, iels pensaient être arrivéEs au pays de la liberté, iels ont regardé autour d’eux : « ils » était encore là. Bienvenue à Lesbos.

À son arrivée au camp après 5 push backs et autant de retraversées inimaginables, Yoni, 20 ans, a aussitôt mis en avant comme on le lui conseillait sa condition de gay. Le traducteur a parlé dans le camp, Yoni a été poursuivi, battu. Yoni ne sort plus, Yoni attend la nuit pour aller aux toilettes. Le "vulnerability focal point" compte en tout et pour tout à l’intérieur du camp deux employéEs, qui sont en burn out. L’UNHCR qui accueille favorablement tout signalement de violence se dit impuissant. Nous votons en urgence la décision de mise à l’abri de Yoni.  C'est pour cette raison que je passe, que j'ai passé une saison aux frontières.

* Tous les noms ont été modifiés, pour des raisons qui se passent d'explication.

mardi 23 janvier 2024

Une saison aux frontières, 1

Lesvos, Mytilène, camp de Mavrovouni 

Quand je suis arrivée à la fin de l’été le camp de Mavrovouni éclatait de blancheur sur la mer Égée. On aurait pu penser à une immense colonie de vacances sur l’un des plus beaux rivages méditerranéens, juste un peu trop grand, juste un peu trop géométrique. Des tentes rectangulaires éclatantes rappelant de loin la mer de serres d’Almeria (comme partout où la pensée sérielle se fait jour), une ligne de containers “isoboxes” pour les plus vulnérables, des silhouettes noires sur le gravier blanc, tout étant vu de loin puisque on n’entre plus dans le camp de Mavrovouni. Trois mois plus tard les “montagnes gonflées” d’Homère s’écrasent sur le rivage, la pluie incessante traverse les tentes où l’on se tient debout toute la nuit pour éviter les fuites, tout le monde veut des chaussures, tout le monde a des chaussettes mouillées dans les claquettes, plus rien ne sèche. Bienvenue à Lesbos.

J’y ai passé 4 mois. Là où tout le monde se presse, là où tout le monde veut devenir capitaliste, là où les no border anticapitalistes viennent aider les non-capitalistes à devenir capitalistes c’est à dire esclaves. Là où Lidl a ouvert une de ses plus grandes, une de ses plus belles enseignes, à 50 mètres du camp, où les migrantEs et les locaux viennent dépenser leur argent. Je n’avais jamais vu (en tous cas à Marseille) un Lidl aussi "beau", aussi bien achalandé. Phare dans la nuit, dans le vent, dans le pénétrant froid égéen, Lidl semble vouloir attirer les petites embarcations dans ses bras nourriciers. Il paraît qu’au début il y avait même une file pour les migrantEs et une file pour les autres... “C’est quoi cette vitrine ?” demande-je à une activiste turque en exil, “test the West ?”. -“C’est un lieu où les GrecquEs peuvent acheter moins cher", dit-elle embarrassée.

Est-ce bien sûr ? La vie à Mytilène, sur cette île pauvre touchée par l'inflation, est-elle si chère ?  Les mini-markets du centre ne vendent pas de produits préparés ou très peu, les minimarkets du centre vendent des produits locaux, des produits de base, ce n’est pas encore un société transformée, une société de plats préparés et de boissons protéinées. C’est une société où tu achètes des produits de base pour cuisiner. Et le fait est que les résidentEs du camp n’ont pas les moyens de cuisiner, le fait est que les résidentEs du camp doivent beaucoup patienter pour prendre le bus jusqu’à Mytilène… Alors, Lidl, entreprise de distribution allemande fondée en 1930 par Josef Schwarz, que fais-tu là à l’orée de ce camp ? Sur ce rivage ? Dans ce pays que les politiques européennes ont mis à genoux… ?