mercredi 24 janvier 2024

Une saison aux frontières, 2

 Lgbtiqa in Mytilène

Quand les réfugiéEs arrivent chez nous on les emmène chez Vodaphone, pour le forfait, puis dans les bazars chinois pour qu’ils trouvent des chaussures et des pulls pas chers fabriqués par d’autres esclaves. La première phase de l’intégration passe par l’entrée dans la consommation esclave, la 2ème c’est éventuellement d’aller travailler pour 400 euros dans les fermes à poulets, la 3ème tarde toujours et n’arrive parfois jamais : la demande d’asile. Beaucoup des nôtres, réfugiéEs subsahariennEs seront transféréEs sur le continent avant même d’avoir eu leur entretien. On les enregistre, iels attendent 3 mois, 4 mois sous les tentes, pour rien, puis sont transférées sur le continent où tout recommence.

Mais les nôtres ne sont pas venuEs pour Lidl.
Iels sont ÉrythréennEs, SomaliennEs, CongolaisEs, CamerounaisEs, SierraléonaisEs, IraniennEs, HaïtiennEs, YéménitEs, OugandaisEs, iels aimaient leur pays, par dessus l’impossibilité. Iels se disaient heureusEs, jusqu’au jour on a les a découverts dans un lit avec une personne du même sexe. HeureusEs tant qu’iels vivaient cachéEs, se réunissaient sur une plage, dans un immeuble abandonné, chez eux, jusqu’à ce que quelqu’un parle à quelqu’un, jusqu’à ce que les frères, les amis viennent les cueillir à coup de barres de fer, jusqu’à ce que la police leur fasse une haie d’honneur devant l’immeuble abandonné pour leur faire passer le goût du péché.

Quand je dis les nôtres je parle d’une famille qui s’est étendue en moi jusqu’à des limites inconnues de moi. Jusqu’à la corne de l’Afrique, au Yémen, en Arabie saoudite, il y a des personnes que je reconnais. Nous avons grandi dans des cultures, des pays qui s’ignorent, nous parlons dans une langue qui n’est pas la nôtre et pourtant nous nous comprenons. Est-ce impérialiste ? Quand Salma* et Iqram, quand Stamm, quand Abbas disent « ils » je sais aussitôt de quoi iels parlent. « Ils sont venus, ils ont dit que nous étions ceci, cela, ils ont dit qu’ils allaient revenir » : je sais immédiatement qui est « ils ». Il nous suffit de dire « ils » pour savoir que « ils » c’est le danger, que nous sommes adosséEs à, constituéEs par ce « ils ». Par delà nos différents soleils, nos vêtements, nos ornements, ma soeur butch venue du Yémen je la reconnais, ma sœur folle sierraléonaise qui n’a pas encore choisi ses pronoms je la reconnais, mon frère gay je le reconnais avec sa poitrine étroite, son sourire pétard, son nombril provocant comme un phare. Je n’ai pas pris de coups de barre mais ce « ils » est la toile invisible qui régit mes comportements quand j’arrive sur une plage, dans une soirée où je suis la seule de mon genre.

Illes et elx sont venuEs poursuiviEs par ce « ils », iels se sont enregistréEs à l’entrée du camp, on leur a donné un numéro, une place dans une tente, iels pensaient être arrivéEs au pays de la liberté, iels ont regardé autour d’eux : « ils » était encore là. Bienvenue à Lesbos.

À son arrivée au camp après 5 push backs et autant de retraversées inimaginables, Yoni, 20 ans, a aussitôt mis en avant comme on le lui conseillait sa condition de gay. Le traducteur a parlé dans le camp, Yoni a été poursuivi, battu. Yoni ne sort plus, Yoni attend la nuit pour aller aux toilettes. Le "vulnerability focal point" compte en tout et pour tout à l’intérieur du camp deux employéEs, qui sont en burn out. L’UNHCR qui accueille favorablement tout signalement de violence se dit impuissant. Nous votons en urgence la décision de mise à l’abri de Yoni.  C'est pour cette raison que je passe, que j'ai passé une saison aux frontières.

* Tous les noms ont été modifiés, pour des raisons qui se passent d'explication.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire