Charlie au nom du père
-Et le père, il est où le père ?
Charlie* est originaire de Yaoundé, Cameroun. Sa demande d’asile a été rejetée deux fois. Mère à 29 ans d’une enfant d’à peine deux ans, son récit lesbien ne passe pas. Lesbienne et mère ça ne passe pas, et pourtant ça s'est passé. Femme de tête, parlant couramment quatre langues, libre et belle, sa seule faille sous le sourire mélancolique qu'elle affiche continûment pour avoir la paix, c’est cette petite fille avec laquelle elle passe 24 heures sur 24 de son temps. Dans le noir.
Depuis des semaines, depuis des mois elle souffre de douleurs gastriques de plus en plus intenses. On a tenté de l'emmener à l'hôpital public mais l'hôpital ne rappelle pas. L'hôpital public a une règle simple, un infirmier grec l'a formulé sans complexes : "d'abord les GrecquEs, ensuite les étrangèrEs, après les réfugiéEs."
Depuis peu, vomissant tout, elle n'essaie même plus de manger. On a renoncé à l'hôpital et en désespoir de cause je l'accompagne dans un dispensaire où on lui administre une perfusion de trois heures. Pendant ce temps où je garde la petite fille je la vois depuis le couloir allongée sous le porte-sérum, enfin détendue, heureuse : elle jouit pour la première fois depuis des jours d'un vrai moment de calme, un moment qui lui est dévolu, une parenthèse de soin et de bienveillance.
Et pendant ce même temps, je comprends ce qu'elle vit au quotidien. Au bout d'une heure à épuiser les jeux et les histoires la petite fille ne tient plus en place, court de plus en plus loin, tente d'entrer dans la ou les chambres, crie quand je l'en empêche. Aussitôt l'hydre hétérosexuelle se déploie dans le petit bâtiment, une tête par la porte du bureau, une autre surgissant de l'infirmerie. Moi qui suis en grève de l'utérus depuis la fondation de Rome, me voici ramenée sous la coupe de l'ordre hétéroreproductif. Juste parce que je suis accompagnée d'une enfant, je deviens la cible de tout ce que chacun se croit autorisé à en dire : l'enfant ne doit pas crier, l'enfant ne doit pas courir, ne doit pas ramper sur le sol (qui est sale), ne doit pas jouer sur les sièges (qui sont propres), l'enfant doit attendre silencieusement ou sortir, je dois porter l'enfant si l'enfant ne veut pas marcher... On se fait engueuler pendant une ou deux heures, avec je pense la circonstance aggravante que l'enfant est noire et que personne ne comprend quelle sorte d'agencement nous formons en ce lieu.
-Avec un père c'est quand même mieux...
Une semaine plus tard, toujours en quête d'un diagnostic, nous décidons de recourir à un cabinet privé. Les frais seront pour nous, pas le choix. Ça se passe comme ça quand il n'y a pas d'AME. Durant le premier examen, qui sera suivi d'une ribambelle d'autres, la petite fille est laissée dans la salle d'attente. Le gastroentérologue râle un peu, et pose cette question qui ne pouvait pas ne pas être posée, qu'il ne pouvait s'abstenir de poser. Ce gentil spécialiste polyglotte qui s'intéresse à la condition des femmes noires demande en tartinant de gel le ventre de Charlie : il est où le père ?
Charlie ne répond pas. Je soupire bruyamment. Le silence s'alourdit encore un peu.
Au Cameroun, Charlie vivait une relation passionnée avec une autre femme, proviseure de lycée, quand "ils" sont arrivés. Charlie a été enlevée, détenue par le gang auteur de l'enlèvement, fouettée et violée. Elle s'efforce de montrer à l'enfant un amour total, entier, qu'elle est allée chercher au plus profond de ses ressources. Dans le battement de mes tempes j'entends la seconde remarque du praticien sur le père qui nous manque si cruellement... Je souris à Charlie et je baisse les yeux.
Pour le diagnostic ce sera ulcère sténosé pyloro-duodénal, sans doute résistant. Merci docteur.
* Tous les noms ont été transformés, pour des raisons qui se passent d'explication.
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