mercredi 18 juillet 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 2


Quand on va vivre ailleurs, au début, on met beaucoup de temps à arriver. Tout est étonnant, comme placé à distance ; là où le corps s’est déplacé l’esprit n’a pas entièrement déménagé. On reste prisonnier de son ancien monde, on dit qu’on rentre chez soi quand on retourne dans son pays... jusqu’au jour où quelque chose se renverse. Quand ce jour arrive c’est le pays étranger qui est devenu sien, c’est dans ce pays qu’on a envie de rentrer, qu’on se sent chez soi, tout en devenant étranger à son propre pays. Ce moment de bascule qui peut tarder -et même ne jamais survenir chez certaines personnes- a peut-être été immédiat chez Bowles. Parce qu’elle était out in the world, comme elle dit, bien avant le départ.

Très vite elle est captée, fixée, hypnotisée par Tanger. Elle renâcle à retourner aux USA, fût-ce pour assister aux concerts de Paul. Elle n’ira que malade, ou forcée, notamment par la mise en scène de sa pièce en 1953. À son arrivée en 1948, elle a déjà publié un “roman” sidérant (écrit à 23 ans), mal compris de la critique mais salué par les plus grands écrivains américains.
Que fait-elle ? Elle apprend l’arabe et va s’enraciner dans la kasbah, au fin fond des ruelles de M’Salah qu’elle adore, dans la pénombre des patios marocains où l’on devine à peine des silhouettes de femmes en haïk.

Et pourtant ce n’est pas une aventurière. Elle a toujours l’air d’avoir peur, voire d’éprouver une vague nausée. La crasse des lieux, les rituels d’échange qu’elle ne saisit pas, l’incompréhension de ces femmes qui lui demandent où est sa mère, pourquoi elle, une Américaine, n’est pas dans son pays. Elle peine partout à comprendre et à se faire comprendre, notamment face à la valse des dialectes, mais elle manifeste une capacité de pénétration insensée.
Très préoccupée de questions alimentaires et domestiques qui la relient plus précisément encore que son mari à la matérialité de la ville, elle finit par trouver une entrée dans le marché au grain, dont elle devient une fidèle. C’est la porte du territoire des femmes.

Elle les désire, elle a perçu certaines affinités particulières entre elles totalement ignorées de leur entourage ; ce désir la guide et l’aiguillonne sans qu’elle se pose jamais la question de son danger, ou de sa prohibition.
La question c’est comment ces femmes d’une autre culture perçoivent cette Américaine qui traîne seule dans les souks et les ruelles désertes.

Une scène de Plaisirs paisibles évoque une Américaine abordée dans la kasbah par une certaine Zodélia, qui lui montre un porc-épic mort au fond d’un panier. Zodélia emmène “Jeanie” dans une boutique où elle lui fait acheter des gâteaux moisis, puis dans une maison où sont réunies des femmes. C’est là que Jane découvre pour la première fois “Tetum”, une paysanne âgée qu’elle appellera la “Jaune de la Montagne” et qui devient son premier objet de fixation.

Un dialogue à la fois drolatique et méfiant sur la présence de Jane au Maroc nous retrace le malentendu culturel en direct : Tetum ne comprend pas que Jeanie ne soit pas dans sa maison avec sa mère, celle-ci répond qu’elle vit dans un pays où il y a beaucoup d’automobiles et de camion... La paysanne tranche d’un air qui n’admet pas de contradiction que “c’est bon les camions... Toutes les femmes hochent la tête : “c’est très bon, les camions...Les Marocaines ne comprennent pas davantage pourquoi Jane passe une moitié de sa vie dans un hôtel “avec des amis chrétienset l’autre moitié “dans une maison musulmane avec des amies musulmanes...” Jane répond qu’elle ne sait pas. On demande si elle n’est pas folle, Zodélia répond que non : les femmes sont tordues de rire sur leur matelas. Finalement on prend le thé, on mange les affreux biscuits et le reste est offert aux amis chrétiens avec qui l’étrangère retournera manger dans son hôtel.

Une constante chez Jane Bowles est le besoin de coïncider avec l’objet de sa peur dans l’espoir d’y découvrir quelque chose de plus grand que ce qu’elle croyait.
Sa perception du monde dans lequel elle pénètre est hypnotique : les théières inépuisables qui ne manquent jamais de thé à servir, le bleu de chaux, les joues, les phalanges tatouées de croix bleues : elle décide de tenter de vivre autant que possible avec ces femmes et de les avoir à demeure. Bien évidemment, elle n’ignore pas les dangers. Notamment qu’il n’est pas question d’être “seule” avec l’une d’entre elles (un nommé “Boussif” accompagnera régulièrement ses rencontres avec la seconde élue), et encore moins d’entretenir des amitiés “coupables”...

Je vois dans ce passage de frontière, dans cette amitié hors-limite de part et d’autre d’une langue opaque et d’une illisibilité permanente, le culot dont sont capables les grandes angoissées ou peut-être les vraies laissées pour compte.

dimanche 15 juillet 2012

Jane B. in Morocco - Vies inventées, 1


J’entends par “vies inventées” des existences sans patron, sans mode d’emploi préliminaire, qui se sont littéralement données au réel. Ce ne sont pas des vies fictives -le réel étant précisément ce qui n'a pas de double, ce sont des vies sorties du plan commun, imperméables à l'ensemble de limites et d'autorisations invisibles qui nous tiennent lieu de libre-arbitre. Des passions du réel.
Jane Bowles n'a pas marché sur la lune, n'est pas partie au Hogar, elle s'est prise de passion pour des paysannes marocaines et donné pour tâche de s'en faire accepter.
C'est une adoration, une admiration à contre-courant.

Elle est blanche, lesbienne, nord-américaine, trilingue et romancière ; elles sont arabes, pauvres, illettrées, colonisées ; cette hiérarchie décisive à l’époque des empires n’a pas cours chez Jane Bowles. Elle ne veut ni les asservir, ni les libérer ; son seul projet est de rester à cuisiner avec elles dans la kasbah, à partager leurs savoirs et leur intimité. C’est sans doute aussi la question du désir, d’une façon si peu rassasiante qu’elle ne ressemble plus à quelque chose de connu.
Jane Bowles tendre labyrinthe, logiciel pionnier.

On ne la connaît plus beaucoup aujourd’hui sinon comme “épouse de” (en l’occurrence Paul Bowles). En 1997, deux ans après avoir lu Deux dames sérieuses, j’ai croisé son fantôme dans un cimetière espagnol. Sur sa tombe anonyme le numéro 453, ses restes sur le point d’être jetés à la fosse commune : seuls les conquérants reviennent les bras chargés d’offrandes ou de dépouilles. Jane Bowles a mis six ans à mourir au couvent-hôpital de Malaga, de l’autre côté de la rive où elle aurait tant désiré rester.
Plus j’avance dans le livre [...] plus je suis effrayée par la position isolée que j’occupe au milieu des écrivains sérieux. [...] Toi, tout ce que tu peux écrire sera bon parce que ce sera vrai, ce n’est pas mon cas parce que mon isolement à moi est un accident et non une inéluctabilité.

En 1947, la bohème de Greenwich Village se cherche des ailleurs. Placée sous statut international, Tanger est pleine d’étrangers. Après avoir voyagé en Amérique centrale et en Europe, les Bowles s’y installent en 1947-48.
Jane Bowles est d’un avis commun hilarante et magnétique. Elle a eu des maîtresses sur deux ou trois continents, elle reçoit encore à Tanger de riches ou moins riches amies américaines (dont Alice Toklas, qui la terrifie), des amis indéfectibles (Tennessee Williams et Truman Capote), une cosmopolis de poètes, artistes, auteurs et troubadours beat-generation. 

La “dream-city” est un mélange d’affairistes, de sommités mondaines et de contestataires où les Bowles vivent en privilégiés, pas tout à fait en occupants. Ils plongent dans ce nouvel ancien monde, “antidote à la culture du progrès”, sans jamais se poser la question coloniale. Très loin de toute fascination orientaliste, Jane pense repas, maison et vie matérielle. Au contraire de Paul, qui continue à voyager de par le monde, elle se fixe à Tanger et tourne le regard vers l’intérieur du pays. Le marché, les femmes arabes : out in the world.