Je
n'écris jamais en été.
Avant
c'était l'inverse, c'était toujours l'été.
C'étaient
de beaux étés. Je tirais le store sur l'avenue et je le basculais
côté rue, comme en Andalousie. La chaleur était une amie contenue
dehors, je laissais les deux rais de lumière courir de chaque côté
du store jusqu'à moi, le parquet m'embarquait dans sa lueur de miel.
C'étaient de très heureux étés.
Et
puis j'ai arrêté. Je veux dire : je n'ai pas arrêté d'écrire
l'été, j'ai arrêté tout court. Parce que je n'aime pas obéir. Et
qu'à un moment, j'avais eu l'impression de ne plus m'obéir en
écrivant. Ou d'obéir à une leçon défunte qui ne me regardait
plus.
Et
puis j'ai recommencé. S'il y avait des règles dans le plumage d'une
existence ça se saurait.
Mais
c'est fini. Je ne l'ai même pas décidé, j'en suis incapable. Et la
raison, je le sais, aussi ridicule et présomptueuse qu'elle
paraisse, c'est la certitude que ce j'écris est vrai. Cousu à
l'envers du manteau réel peut-être, mais déjà en train de, sur le
point de se réaliser.
La
première fois c'était il y a quinze ans. Le téléphone sonne. Je
m'entends dire à Valerio T., un ami logé juste en face de chez moi,
que j'ai rêvé une chose à son sujet. Dans ce rêve qui n'est pas
un rêve, Tina L. et lui ont deux enfants jumeaux portant tous deux
un nom maya. J'entends son rire muet au bout de la ligne, nous
raccrochons. Quelques jours plus tard, il me rappelle et me traite de
sorcière. Il m'apprend que Tina L. était bien enceinte au moment de
l'appel, ce que j'ignorais, et que l'échographie vient d'avoir lieu.
Et ce qu'il n'avait même pas imaginé ou osé imaginer est là :
deux gros bébés emmaillotés dans le ventre de Tina.
C'étaient
à l'époque deux jeunes musiciens désargentés, la petite graine
leur avait disons, échappé, et leur transformation soudaine en
famille était sinon catastrophique, du moins embarrassante.
Avec
la grâce et l'allant décomplexé qui étaient les leurs, Valerio et
Tina se sont très bien tirés de leurs deux lascars. Ils leur ont
donné des noms magiques et sont repartis au Mexique.
Ce
que je ne leur ai pas dit, c'est que je n'avais jamais rêvé cela.
Je l'avais écrit l'été précédent, dans le beau ventre musicien
de Tina L.
L'été
suivant je me suis mise à décrire un gros flocon blanc qui flottait
au-dessus de la France. Ce flocon dérivait des Ardennes vers Paris,
hésitant sur la direction à prendre, quand il tomba sur une amie
chère. Elle alla s'allonger sur une table, elle était nue dans l'univers, de gros yeux de verre découvraient le flocon de
Cendrillon niché en elle et ils disaient que c'était une tumeur de neige.
La
neige s'est emparée de son sein, de son foie, elle a creusé une zone
blanche dans son cerveau, elle a brûlé le monde entier et emporté
avec elle les derniers vestiges de notre jeunesse.
À
l'arrivée de l'été, un store descend sur mes yeux.
Je
suis toujours au seuil d'une histoire qui me revient d'année en
année. C'est un peuple de survivants sans descendance progressant de
siècle en siècle de l'Amérique du Nord vers le sud du Brésil, en
quête d'une terre où n'existeraient ni guerres, ni mort ni maladie.
À chaque fois le store tombe, avec un bruit sec, je ne l'écrirai pas.
Je
laisse m'échapper cette migration, qui ne s'arrête jamais.