lundi 13 juin 2011

Love song dans les quartiers

J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.

La CGT je l'ai fantasmée pendant toute ma jeunesse avec ses vendeuses d'Huma, ses voix de râleuses et de fumeuses de brunes, ses pasionarias aux seins lourds. Je pensais que mes rêves s'appelaient Mathilde de la Mole, Emma Bovary, Anna Karénine, en vérité je fantasmais sur les dépoitraillées de la Commune, les insurgées de Tréfimétaux, les déléguées CGT de Lip en tête de la grande marche de Besançon. Chaque fois que je vois Marie-Georges Buffet j'y repense, Laguillier n'a jamais rien ému en moi, le trotskisme c'est grincheux, c'est pincé comme déclinaison, rien à voir avec cette chienne insurrectionnelle qui s'empare de ses chiots pour les jeter dans un cortège. Si la rouge Carmen et ses ardentes cigarières avaient été d'un syndicat, c'était la CGT, pour sûr.

En octobre dernier, pendant cette courte poussée de fièvre allumée par le saccage des retraites, j'ai flairé son souffle de chienne. Il faisait doux encore, l'automne grévait sur nos pas, c'était la première fois qu'on se retrouvait si durablement dans la rue.  Il y avait des explosions de rose curaçao en bas de la Canebière, des appels nocturnes à se rendre à l'aéroport, au terminal pétrolier, à zigzaguer autour des camions de livraison enlisés par une foule calme. On ne croyait à rien, simplement à ce reflet d'existence. Ils et plus rarement elles tenaient les micros jusqu'à plus d'heure après les manifs ; à la poste, devant Monoprix, on voyait des femmes enroulées par le mistral dans de grands drapeaux rouge. Un cégétisme pulsionnel soufflait sur nous : les chairs ensanglantées de la Carla Greta Teron venaient de se rouvrir.

El Fiord, 1969.
Nous sommes juchées sur un bloc de béton. Sous nos yeux une barricade légère, tenue par quelques cheminots. Ils bloquent la gare routière et nous sommes en renfort.
Il y a F. de SUD Éduc, une habituée de SUD Santé, et debout sur la dalle une inconnue qui évoque avec émotion les 87 navires bloqués en rade de Fos.
Je suis allée les voir aussi, ces silhouettes en peine giflées par le mistral devant les môles fermés. Tant pis pour elles. Le vent se calme, la nuit descend, je m'allonge sur le béton qui a conservé la chaleur du jour, je me mets à raconter l'accouchement de la CGT...

Elle s'appelle Carla Greta Teron et son époux El Loco Rodriguez. Il est armé d'un fouet et surveille les chairs de la parturiente, desquelles rien ne surgit. Quelque chose ne va pas, l'enfant refuse de sortir, il est en train de déchirer la tirelire rose de la Carla qui se tortille sous les coups de fouet du Loco. Finalement d'un ultime effort elle projette une gerbe fécale sous laquelle pointe une tête d'œuf conique, suivie de deux yeux d'une incommensurable tristesse. C'est Atilio Tancredo Vacán (le Muet.) On lui incrustera un drapeau dans l'épaule avant de sortir manifester...

L'inconnue a suivi mon récit sans plainte, nous ne sommes plus que deux sur la dalle. En bas, une traverse de rail fumigène bleuit la nuit. Elle a roulé son drapeau de la CGT et s'en est fait un oreiller. J'écoute les noms de destinations égrenées par le haut-parleur de la gare, je m'aperçois que j'ignore le sien.

Le récit maléficieux de l'accouchement maudit de la Carla G. T. est celui de Lamborghini, Argentin fêlé au style oxhydrique qui a traqué la famille péroniste dans les recoins les plus boueux de la mémoire argentine. Le fjord : une sorte de naissance de Chronos II où la CGT ne parvient pas à accoucher de l'histoire, dans un cycle de copulations familiales sans issue.
J'ajoute : à la fin ils se sont jetés sur le Loco Rodriguez et l'ont dévoré. Ses couilles sont des anneaux de verre brisés sur le sol.
Elle me propose de partager l'oreiller de la CGT. Je repose ma tête avec ferveur, j'écoute les cris du soir, le visage caressé par la brise de ses cheveux.

Puis ce qui se passe passe comme un rêve. Sa bouche vient annoncer quelque chose dans la buée de mon cou, ses mains me réchauffent, je glisse comme une sole dans la surprise.

À vingt-deux heures la place est vide. Les navettes ont repris leur trafic, les trains continuent d'embarquer pour Toulouse, Albi, Avignon, Rennes. Je me recouvre en frissonnant quand j'avise un autocollant bleu-jaune-rouge à son bras:
-Tu n'es pas de la CGT ?
Elle répond non, du Snes. 
Et ajoute : mais “Émancipation”* hein...

J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.


* Le SNES-FSU est le syndicat majoritaire de l'Éducation nationale. Il a adopté des positions tièdes voire attentistes pendant les mobilisations de septembre-octobre 2010. La tendance “Émancipation” défend une démarche d'initiative commune avec les syndicats de lutte contre les dérives de sa direction nationale.

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