J'ai
toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.
La
CGT je l'ai fantasmée pendant toute ma jeunesse avec ses vendeuses
d'Huma, ses voix de râleuses et de fumeuses de brunes, ses pasionarias aux seins lourds. Je pensais que mes rêves
s'appelaient Mathilde de la Mole, Emma Bovary, Anna Karénine, en
vérité je fantasmais sur les dépoitraillées de la Commune, les
insurgées de Tréfimétaux, les déléguées CGT de Lip en tête de
la grande marche de Besançon. Chaque fois que je vois Marie-Georges
Buffet j'y repense, Laguillier n'a jamais rien ému en moi, le
trotskisme c'est grincheux, c'est pincé comme déclinaison, rien à
voir avec cette chienne insurrectionnelle qui s'empare de ses chiots pour les jeter dans un cortège.
Si
la rouge Carmen et ses ardentes cigarières avaient été d'un
syndicat, c'était la CGT, pour sûr.
En
octobre dernier, pendant cette courte poussée de fièvre allumée
par le saccage des retraites, j'ai flairé son souffle de chienne. Il
faisait doux encore, l'automne grévait sur nos pas, c'était la
première fois qu'on se retrouvait si durablement dans la rue. Il y avait des explosions de rose curaçao en bas de la Canebière, des appels
nocturnes à se rendre à l'aéroport, au terminal pétrolier, à zigzaguer autour des camions de livraison enlisés par une foule
calme. On ne croyait à rien, simplement à ce reflet d'existence.
Ils et plus rarement elles tenaient les micros jusqu'à plus d'heure
après les manifs ; à la poste, devant Monoprix, on voyait des
femmes enroulées par le mistral dans de grands drapeaux rouge. Un
cégétisme pulsionnel soufflait sur nous : les chairs
ensanglantées de la Carla Greta Teron venaient de se rouvrir.
El
Fiord, 1969.
Nous
sommes juchées sur un bloc de béton. Sous nos yeux une barricade
légère, tenue par quelques cheminots. Ils bloquent la gare routière
et nous sommes en renfort.
Il
y a F. de SUD Éduc, une habituée de SUD Santé, et debout sur la dalle une inconnue
qui évoque avec émotion les 87 navires bloqués en rade de Fos.
Je suis allée les voir aussi, ces silhouettes en peine giflées par le mistral
devant les môles fermés. Tant pis pour elles. Le vent se calme, la
nuit descend, je m'allonge sur le béton qui a conservé la chaleur
du jour, je me mets à raconter l'accouchement de la CGT...
Elle
s'appelle Carla Greta Teron et son époux El Loco Rodriguez. Il est
armé d'un fouet et surveille les chairs de la parturiente,
desquelles rien ne surgit. Quelque chose ne va pas, l'enfant refuse
de sortir, il est en train de déchirer la tirelire rose de la Carla
qui se tortille sous les coups de fouet du Loco. Finalement d'un
ultime effort elle projette une gerbe fécale sous laquelle
pointe une tête d'œuf conique, suivie de deux yeux d'une
incommensurable tristesse. C'est Atilio Tancredo Vacán (le Muet.) On
lui incrustera un drapeau dans l'épaule avant de sortir
manifester...
L'inconnue
a suivi mon récit sans plainte, nous ne sommes plus que deux sur la
dalle. En bas, une traverse de rail fumigène bleuit la nuit. Elle a roulé son drapeau de la CGT et s'en est fait un oreiller.
J'écoute les noms de destinations égrenées par le haut-parleur de
la gare, je m'aperçois que j'ignore le sien.
Le
récit maléficieux de l'accouchement maudit de la Carla G. T. est celui de Lamborghini, Argentin fêlé au style oxhydrique qui a
traqué la famille péroniste dans les recoins les plus boueux de la
mémoire argentine. Le fjord : une sorte de naissance de Chronos II
où la CGT ne parvient pas à accoucher de l'histoire, dans un cycle
de copulations familiales sans issue.
J'ajoute
: à la fin ils se sont jetés sur le Loco Rodriguez et l'ont dévoré.
Ses couilles sont des anneaux de verre brisés sur le sol.
Elle
me propose de partager l'oreiller de la CGT. Je repose ma tête avec
ferveur, j'écoute les cris du soir, le visage caressé par la brise
de ses cheveux.
Puis
ce qui se passe passe comme un rêve. Sa bouche vient annoncer
quelque chose dans la buée de mon cou, ses mains me réchauffent, je
glisse comme une sole dans la surprise.
À
vingt-deux heures la place est vide. Les navettes ont repris leur
trafic, les trains continuent d'embarquer pour Toulouse, Albi,
Avignon, Rennes. Je me recouvre en frissonnant quand j'avise un
autocollant bleu-jaune-rouge à son bras:
-Tu
n'es pas de la CGT ?
Elle
répond non, du Snes.
Et ajoute : mais “Émancipation”* hein...
Et ajoute : mais “Émancipation”* hein...
J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme de la CGT.
*
Le SNES-FSU est le syndicat majoritaire de l'Éducation nationale. Il
a adopté des positions tièdes voire attentistes pendant les
mobilisations de septembre-octobre 2010. La tendance “Émancipation”
défend une démarche d'initiative commune avec les syndicats de
lutte contre les dérives de sa direction nationale.
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