lundi 28 février 2011

Stukas


Quand je pense bombardement en piqué je pense "stukas". Je les ai vus à l'écran, je les ai entendu nommer dans ma famille avec une terreur sacrée. Le forum aussi je l'ai vu comme ça, avec des gens qui mènent leur vie à découvert sur le sol jonché de posts et de grands oiseaux tournoyant au-dessus. Pas pour tuer bien sûr, mais pour tomber au bon moment sur la proie repérée depuis plusieurs jours, lâcher la bombe amoureuse, la bombe intellectuelle, la bombe auto-promotionnelle ou punitive.

Car tout autour du forum, au-dessus, à côté, en dessous, il y a des yeux qui lisent, des paroles échangées, des intentions qui mûrissent doucement dans les nuages avant de venir crever le ciel des posteuses.
Quelqu'un tombe du ciel. On ne sait jamais clairement pourquoi, avec quelles intentions secrètes ou sous-jacentes, ce sont parfois des cadeaux de la vie, de précieuses connivences qu'on avait ignorées jusque là, et parfois des stukas.

Qu'est-ce qu'un stuka ? C'est une chasseresse qui s'emmerde en dial. Sans avoir la motivation voulue pour aller se frotter à la parole des autres en bas, elle lit, observe et repère ses proies potentielles. Et lorsque un pseudo finit par retenir son attention, elle descend en piqué. La convers' elle s'en fout, elle aurait plutôt le plus grand mépris pour ces basses empoignades. Ce qui compte c'est de tomber au bon endroit, frapper fort et remporter la mise.

Après quelques semaines de débauche verbale sur le forum, je reçois deux stukas. Une troisième croise déjà dans le secteur mais je l'ignore, ne l'ayant pas encore reconnue. Les deux premiers stukas se connaissent et s'entre-observent par forum interposé. Elles ont un gros passif entre elles, fait de dépit amoureux, d'impossible amitié ou résilience, ce qui a pour étonnante (et banale) conséquence de les faire désirer au même endroit, la même personne, quasiment au même moment.
Autrement dit moi.

C'est le stuka PassP qui passe le premier à l'attaque, publiquement, et qui va se faire griller pour cette raison même (car le stuka Bum75 est en embuscade, prêt à tomber.)
Le 1er avril 2009 (cool smiley), PassP poste : “Tu me plais, quel événement”. C'est Hiroshima mon amour rentré dans nos vies, le sublime à feu et à sang, accrochez-vous. Je n'ai absolument pas compris que la bombe déclarative me concernait, (d'autres stukas l'auront même prise pour elles), je fais bêtement écho au traquenard lyrico-durassien et je ne suis pas la seule : il y a foule ce soir-là pour s'entre-susurrer toute sorte de durasseries ardentes sur le topic. Pour PassP c'est acquis, j'ai mordu : elle vient aussitôt m'entreprendre en dial. Mais voilà, PassP n'est pas la seule à avoir “compris”. Bum75, qui a tout lu tout vu, descend à son tour du ciel illisible de Gaidrome et se pose comme une fleur sur ma piste de dial. Universitaire. Se la joue classe et expéditive, ma première littéraire sur ce site, espèce suffisamment rare pour être bien accueillie. Elle m’indique sur Youtube une vidéo qui me fait craquer : se livre à une savoureuse dissection des propos du président Sarkozy sur la Princesse de Clèves. Le lendemain la voici descendue de Paris à Marseille, assise à la terrasse du Samaritain sur le port, fumant comme une non-fumeuse. Femme opulente, presque obèse, beau sourire. J'ai passé un hiver difficile à chauffer des femmes hétéros, on ne se refuse rien au printemps. Dans la nuit, Bum75 me fait les seins (très bien). Buvons du vin, baisons. 
 
Je ne dirai jamais assez tout le bien que je pense des corps “gros”. Un corps gros qui s'exhibe fait voler en éclat tout ce qui reste de mesure dans l'esprit, de pudeur, de honte ou de pose. Il suffit de s'habituer aux nouvelles dimensions et de changer de geste pour sentir qu'on emmerde le monde entier.
Sur le canapé j’entrouvre son chemisier, dégage ses seins, y écrase mon sexe. On est en pleine flore charnelle, je ne sais plus comment l'envelopper, la tenir, me contenir.

Je mettrai deux ou trois jours à savoir qu'elle connaît PassP, à recueillir sa plainte amère à ce sujet, à comprendre quelle sorte de course elles se sont livrée sur mon compte. Et  je mets aussitôt cette donnée de côté, avec la plus grande insouciance.
Bum75 remonte à Paris, PassP insiste pour passer à la phase téléphone. Mon corps assouvi par Bum75 renâcle. Je cède sur le téléphone. Un week end entier dans le combiné, de plus en plus chaud. PassP vient me chercher très loin, très fort. Ses phrases d’appel, ses mots de folle, je me demande comment elle peut se donner si fort à quelqu’un qu’elle n’a jamais vu. Pourquoi moi. Je sais aussi qu’elle sait, plus ou moins clairement. Qu’il y a course avec Bum. Que l'une est arrivée la première et que l'autre n'a pas renoncé. 

J'ai mordu. 

Peu importe. On est au printemps et c'est tout. Je mène ma vie de folle et c'est tout. Je me lève, je m’habille, le téléphone sonne, c’est PassP : je me retrouve des heures scotchée sur le canapé, pantalon dégrafé. Je regarde mes cuisses entrouvertes, une main posée sur le combiné, l'autre filant parfois là où. Pendant des heures et des jours, nous flambons, nous brûlons de l'imaginaire sexuel, un peu comme ces carburants bon marché qui ont un air de miracle au début et dont la production finit par engendrer plus de malheurs que de bienfaits.
 

samedi 26 février 2011

L'amour est un charme invisible


MebutI est ma seconde marraine sur le forum, et sans doute la plus décisive...  

Très vite je repère sa photo de shérif sur la véranda d’une maison de bois, dans une belle lumière orangée qui la fait exploser de rire. 50 ans ou presque et bien des avanies, “me”, “but”, and “I” n’a rien d’un fleuve tranquille. J'aime son style inimitable fait d’un mélange d’anglais et de français (elle a vécu à Londres et rêve du Costa Rica), de fautes de frappe permanentes et d’une sorte de monologisme parfois incompréhensible mêlé de raccourcis fulgurants et de haïkus inspirés. M.I. est une ancienne, une terreur et un grand cœur hyperesseulé. Je me heurte à elle dès mon premier topic où j’évoque la mort de Barthes renversé par une camionnette rue des Écoles sans jamais avoir lu les Essais (de Montaigne), réservés disait-il pour ses vieux jours... Or M.I. est obsédée par Barthes et par les Fragments d’un discours amoureux. Mon propos quant à moi est de lire les Essais avant de me faire écraser et d’en rendre compte sur GV, rien de moins... 
 
Cette démarche “furieusement tendance” selon Rémito (un garçon qui traîne à heures tardives sur “Entre filles”), éveille tout d’abord une pâle indifférence, puis une éruption de méfiance suivie d’une volée de bois vert... Le topic aura une durée de vie exceptionnelle, très peu redevable à Montaigne (dont j’abandonne peu à peu le compte rendu) et très fortement aux invectives qui vont se succéder dans son lit. Peu à peu, entre les pointes de Rémito et les répliques acerbes de M.I., je finis par être prise pour cible. À cause de mon pseudo douteux (“listenoire”), de ma prétention littéraire et de ma fin de non-recevoir concernant Barthes, je finis traitée de tout, mais méchamment visible...  

Mon erreur aura été d’ignorer le coût d’un refus. Il faut savoir sympathiser, même superficiellement, surtout quand on lance un fil immédiatement étiqueté ‘intello’. Car la seconde règle du forum (après la compétition sexuelle) est l’anti-intellectualisme, ficelé d’à peu près les mêmes raisons. Le forum est ouverte à toutes, et toutes -supposément- doivent y avoir leur chance : cyberdémocratie ou l’égalité retrouvée. Celle qui fait usage d’un savoir réservé est aussitôt perçue comme une menace. Et de fait elle EST une menace pour celles qui ne font pas usage des mêmes armes, quand bien même elle n’aurait pas conscience d’en user. Très vite, avec ou sans Montaigne, je passe pour une intruse : ma manière de ne jamais m’aventurer sans connaître, de ne pas laisser une virgule au hasard, de vérifier toutes mes informations et d’y mettre assez peu de marques personnelles font de ma parole une estrade : l’école est dans la place, la place frémit.

Toutes ces filles qui ont eu des chances diverses avec les études, qui galèrent dans la vie ou dans le travail, qui n’existent ni ne sont visibles nulle part sauf ici, se retrouvent traquées jusque dans cet espace réservé. La question surgit très vite au sujet des citations : “dictature de l’écrit” observe AlcaliX, autodidacte tourmentée qui pose avec un keffieh en représentante des damnées, des violées, des spoliées de l’univers. Tantôt c’est un front anti-citation, tantôt ant-profs, tantôt anti-académisme, tantôt dans les pires jours antisémite (lien obscur mais réel). Je serai assez fréquemment traitée de “pseudo-intello” en mal de publication, accusée d’annexion, invitée à aller m’exprimer ailleurs (dans des revues) et finalement interdite de philosophie, de littérature, d’idéologie, autrement dit d’être ce que je suis... 
 
Car une autre des revendications égalitaires du forum, c’est de réfléchir, de s’exprimer, de ressentir par soi-même. Ambition totalement légitime mais tristement illusoire quand on constate le flot de lieux communs, de sentences mille fois ressassées ou de copiés-collés sauvages dont le forum est fait. Simplement, de cette “culture” là nous sommes toutes faites, c’est elle qui nous met au moment voulu sur le pied d’égalité auquel le net peut ou veut nous faire croire... 
 
En bousculant cette espérance, je m’aperçois du même coup du pouvoir que je transporte sans le savoir avec moi. Certes je suis de ces personnes autorisées à s’exprimer devant un auditoire scolaire subjugué (cool smiley), mais pas en dehors de l’école. C’est la première fois que je mesure ma tendance à partir de ce pied d’inégalité dans la vie publique, à en vivre comme je respire, à le trouver au fond normal. Arriver sur la pointe des pieds avec une syntaxe de rouleau compresseur à barbiche... est-ce parler avec d’autres ?  

Avec cette faculté de créer sous nos yeux un ersatz de nous-même que nous alimentons, le forum est un précieux révélateur de ce qui colle tellement à notre vie que nous l’en soustrayons, automatiquement. Ni l’inconscient ni même le subconscient : la structure biffée, Et c’est dans ses moments de fureur alcoolique que la tendre et terrible M. I. canarde le monstre, justement reconnu. Curieusement, la majeure partie des injures me passe au-dessus de la tête pour atteindre d’autres pseudos (qui ont eu le tort de répondre). Peu à peu se forme une houle lyncheuse autour de M.I. qui réveille une à une des voix de plaignantes, d’énervées, ou de simples opportunistes. Le genre de tourbillon qui attire systématiquement les hyènes, comme toute baston dans la rue. On appelle les copines, on y va d’un coup en douce dans la bousculade, et heureusement, dans cette montée de fiel se fait soudain entendre une voix, de garçon étrangement (pas des plus tendres), pour dire qu’attention, MebutI n’est vraiment pas la plus méchante des méchantes... Cette voix résonne comme une alerte en moi : je vais aussitôt la “voir” en dial. 

Ces premiers échanges commenceront une ère d’alliance sacrée teintée de vie amoureuse qui durera près de deux mois. (Très courte ère dira-t-on, mais je m’aperçois aussi rétrospectivement que le forum a ce très rare pouvoir de ralentir le temps, en le sectionnant). 
 
M.I. avait en privé (ou “pv”) une voix de miel sauvage qui donnait des envies d’une violente douceur, présence d’une solitude déchirante parfaitement épousée par son style gipsy, syncopique, dégingandé, tout le contraire de mon format d’abscisses et d’ordonnées. Quand j’essaie de me souvenir de ces temps, j’ai peine à dire de quoi au juste ils furent faits, à part de mots.  

Mais pas seulement : de réels élans de sentimentalité, d’une réelle épreuve de désir, à dys-tance. Aujourd’hui je sais que c’était ma première (et sans doute dernière) illusion virtuelle, et qu’elle fut tout autant réelle qu’illusoire. Depuis sa cabane du 19ème arrondissement parisien (au 7ème étage) MebutI avait projeté un petit séjour printanier à Marseille, qu’elle annula au courant du mois de mai. Avec une réelle justesse sans doute, noyée dans la noyade et l’impossibilité personnelle, elle a compris qu’elle et que je -ne pourrions pas. J’ai également compris que le virtuel n’était pas le possible, (un possible séparé du réel qui aurait eu ou non le pouvoir de le faire naître), mais simplement le virtuel : un réalité d’une autre espèce qui ne prépare aucun réel. Quand je l’ai enfin rencontrée beaucoup plus tard j’ai constaté qu’elle était exactement comme je le savais : beauté intacte dans sa décadence ironique, catastrophe vivante trébuchant sous les anxiolytiques qui savait pertinemment que. Tout comme moi. 

Ce qui avait été vécu l’était ainsi et ne le serait jamais autrement.

vendredi 25 février 2011

En scène !


Hairfroy est la plus fidèle à son pseudo : je la soupçonne de ne pas lui ressembler en réalité, mais son forumage (ou ramage) y ressemble. Elle écrit rarement plus de trois lignes, a une manière inimitable de se glisser parmi les autres (comme un vent coulis) et d’en ressortir aussitôt. Elle poste peu mais avec une régularité de métronome, ne rentre jamais en débat ou en conversation, n’a ni ennemies ni thuriféraires, ne fait partie d’aucun clan si ce n’est celui des anciennes, dont elle ne brandit jamais l’autorité. 
 
En plein fil sur le fist, Hairfroy avoue avoir fisté une moufle par grand froid (et aimé ça). À une internaute déprimée elle conseille de regarder attentivement une cerise. À comment se débarrasser d’un démarcheur téléphonique : “on m’a dit que le sourire s’entendait au téléphone”...
 
Je vais connaître, je vais bien éprouver ce qu'est Hairfroy, pendant des mois.
Dès le début, il y a porte ouverte et porte close. Hairfroy était et fut la seule à me plaire spontanément, immédiatement, durablement. Sans la lire, sans même voir sa photo, juste un profil disons, avec de grands lits ouverts dans un champ ; j'ai bondi sur cette existence fuyante et volatile avec une grâce éléphantine. Je m'appelais “Negrotic” et je tétais encore St-Patrick  en ces temps innocents : en trois répliques bien ajustées Hairfroy me mouche, me sèche et me blackliste.

L'expérience de la mise sur liste noire est un phénomène d'intensité extrême : à mi-chemin entre la tempête polaire et “le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie”, on entend soudain la rotation des astres, le grand cri de la soudure minérale, c'est un peu comme l'idiotie, l'insomnie solitaire, un bloc gris anthracite : l'expérience basaltique de l'il y a.

Il y avait pourtant une bonne raison à ce que Hairfroy me mouche aussi brutalement, seulement je l'ignorais, j'ignorais qu'elle avait une préhistoire à mon sujet dont je n'avais pas connaissance et j'allais l'ignorer pendant plus d'un an encore. J'ignorais que dans ces nouvelles conditions d'hypercommunicativité on ne maîtrise pas son histoire, on ignore même des parties entières de sa propre vie dont la lumière existe, mais n'est pas encore parvenue jusqu'à soi.

Béante et frappée, je détruis aussitôt mon profil (comment vivre et exister sur une liste noire ?) Le pseudonyme nouveau, listenoire, ne tarde pas à se présenter, sans chiffre ni majuscule ;  c'est ainsi que je te rends au moins un nom, froyde amie, et l'honneur, en pénétrant sur le forum, de te lire sans jamais t'adresser la parole.

Donc je lis. 
Lire apaise. 
Lire dilue la mauvaise santé. 

Vie salariée : “Je fais la différence quand j'entends parler les personnes qui se traînent au travail pour être payées et qui ont plein d'activités pour lesquelles elles payent...”, centres commerciaux : “les pubs sont très spéciales. Elles ne sont pas là pour vous donner un aperçu de beauté ou d'un rêve. Elles me rappellent chaque fois que je suis la reine des balottes : c'est en dépensant que je fais 20% d'économies. Chaque fois je me dis : franchement t'es con poulette, tu devrais venir plus souvent". Concernant les importuns, harceleurs et autres mauvaises rencontres de Gaidrome, Hairfroy recommande de “ne pas dialer avec amour24874332344”... (“C'est une femme facile !“)

Hairfroy n’est pas une voix, c’est un souffle, une ponctuation, elle se contente de battre la mesure du temps : 12 Avril 2009 : Y'a des jours... Où on se sent un peu cloche... (Espace) Joyeuse Pâques ! (cool smiley), et c’est ce souffle qui s’est peu à peu faufilé en moi au fur et à mesure des heures passées sur le forum, sans image, sans odeur, sans visage, je me suis peu à peu aperçu que Hairfroy aimantait comme une harmonique mes réponses, ma prolixité.
On ne sait jamais très bien d’où naît un désir, et à ce stade de volatilité (de l’écrit sur de l’écran) en quoi il naît totalement de soi ou de l’autre. Le forum pousse à se poser cette question : est-ce que ce qu’il ou elle écrit c’est déjà quelqu’un ? Est-ce que ça me dit déjà que j’aimerai son toucher, sa façon de me faire l’amour ?
 
Ce que j’ignorais : dans la vie Hairfroy aime les escargots et l’humidité, construit des globes et des cartes renversées, des machines à produire des idées ni noires ni blanches, des livres pleins de peaux de crapauds, de mythologies et de fautes d’orthographe brésiliennes. Mais de cela il n’est jamais question sur le forum : la seule raison de sa présence est qu’elle est lesbienne, comme les autres, et qu’elle construit sa vie sentimentale comme une abeille ouvrière, à long terme. Si l’on considère la drague comme une pêche, Hairfroy est une poseuse de nasses. Elle repère une eau peu fréquentée, pose son panier, et attend très patiemment que l’élue vienne à s’en approcher. Si la créature est occupée ailleurs, Hairfroy attendra un an, 3 ans, 6 ans, mais elle a placé son panier et la créature le sait. Il n’y a pas d’impatience chez Hairfroy, ni même de choix irrésistible, simplement une forme d’attente personnalisée qui constitue déjà un désir. Le seul piège c’est qu’on ne sache pas combien Hairfroy a placé de paniers, et où elle en est de son attente. La seule douleur c’est qu’on se mette à attendre avec Hairfroy, et qu’au final elle ait déjà relevé un panier au moment où on la rencontre sur le rivage, heureuse et souriante, impatiente de ramener sa prise à la maison, comblée d’avance.

Peut-être dans dix ans tirera-t-elle un filet où je ne serai pas, peut-être dans quinze ans nous marierons-nous ; étrangement le forum m’a appris à filer, et à attendre... Tout en courant de bras en bras.

Loguez-vous les unes les autres


"Thanks for the whole & Hope Uguess my name"  

Comment faisait-on pour vivre quand on n'avait pas de pseudo ? Comment faisaient-ils les gens pour s'appeler toute une vie Jeanne, Henri, Achille ? Est-ce qu'ils se le susurraient un peu le matin, devant la glace, combien ils en avaient marre et remarre de ce chien couché devant leur porte ?

 Une petite fantaisie, un jeu de mot, un possible de soi mis au monde sur une page de login. Combien de millions d'identités virtuelles créées durant ces dix dernières années ? Quand les héros dorment, les pseudos dansent.
 
Ce simple petit arrimage technique devient en forum la substance d’une personne, son visage, sa dégaine, son style, son histoire, son odeur... On ne clique pas forcément sur un profil quand on lit l’intervention d’un pseudo, mais on finit par en savoir sur celui-ci bien plus que n’importe qui d’autre dans sa vie. Ce qu’il fait à deux heures du matin, comment il couche, de quelles maladies graves il a souffert, ce qu’il mange, ce qu’il lit, ce dont il a rêvé la nuit dernière...
Ce que ses voisins, ses collègues, ses proches même ne savent pas, moi je le sais. 

Comme une langue apprise de plus en plus profondément au fur et à mesure que l’on aperçoit 2, 5 ou 10 significations dans un mot, le pseudo prend de plus en plus de corps au fur et à mesure qu’on le lit. Il est aussi la seule chance de nous enfanter dans un monde fait par d’autres, une autre manière de ne pas porter le nom du père, un jeu de dés avec ce que nous en ferons sur le forum : table rase, programme fou, identité ouverte. 

Au cours de ce premier cyberété de 2009, nous nous sommes décomptées si nombreuses à poster de Marseille que nous avons décidé de nous rencontrer : le gang des Marseillaises s'est réuni chaque mois jusqu'à la fin de l'hiver, jusqu'à implosion. 

Quand nous nous sommes vues pour la première fois, table de femmes réunies dans un bar par ce non-lieu (le forum), ce n'est pas la présence physique de chacune qui était “en plus”, c'était plutôt l'inverse. L'aura énorme, le réservoir de faits bruissants, d'échanges et de données invisibles présidant à cette addition de présences. Nous nous sommes nommées et reconnues par nos pseudos avec un grandissant plaisir. Quelques-unes tentèrent bien de replacer nos étiquettes civiles, mais pour la plupart nous n’avions aucune envie de renoncer au lien privilégié que ces “autres noms” créaient entre nous. Si nous avions immédiatement des tonnes de choses à nous dire c'était à cause d'eux, à cause de cette vieille pratique entre nous. Quand pour la première fois AL13 m’a nommée “liste” j’ai senti cette identité énorme fondre sur moi : je ne m’étais jamais sentie aussi grande, bigger than life...

jeudi 24 février 2011

Je fais don de mon corps à la science


C'est en quittant le forum qu'il m'est venu, précisément, l'idée de le raconter. Ni du dehors, ni du dedans.
Car ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas le raconter au passé (il est encore présent dans ma vie), je ne crois pas au passé simple (qui n’existe pas), je ne peux pas m’exclure de mes sœurs injurieuses, de mes sœurs félonnes, de mes sœurs assoiffées de sang et d’amour, de mes sœurs lesbiennes de droite ou de gauche, totalitaires ou sottes, invasives, alcooliques, mythomanes, nymphomanes, ignorantes, puritaines, dégoûtantes ou irrésistibles, ni pour écrire ni même pour vivre.
Parce que je les revendique miennes, parce que j’ai besoin d’elles, non comme des papillons que j’épinglerais à la sortie du cirque mais comme le courant le plus scandaleux du vivant quand ils s’invite dans une femme.
Parce que dans leur existence à la marge je me reconnais, dans nos croissances en terre étrangère, dans notre tout à réinventer, dans la quantité de solitude que nous accomplissons au cours de notre sabotage, je me revendique et me reconnais.
Le forum et le forum seul m’a redonné goût à l’écriture et à la vie dont il me privait, à ce "Vieux-Port" qui se moque du forum, à l’eau froide, aux crêtes des montagnes et aux articles de journaux, à toutes ces choses qui perdraient leur propriété pour moi sans le forum parce qu’elles sont faites pour les autres, habitées par les autres, : les non-lesbiennes, les hommes, les femmes, les mères, les épouses, leurs enfants, tout ceux qui n’ont pas besoin du forum pour exister et que je salue bien...
Guillaume Dustan disait que de toutes les minorités, les homosexuel-les sont les seul-es à être né-es en terre étrangère. S’il peut être perçu comme un étranger dans son propre pays (d’adoption), un jeune noir parmi les “siens” ne le sera pas dans sa propre famille. Tout au contraire de l’homosexuel-le qui grandit étranger dans sa famille avant de rejoindre un autre monde étranger, celui de l’hétérosexualité. Nous avons tellement pris l’habitude de vivre en terre étrangère, largué-es par des conversations qui ne nous regardent pas, lisant des histoires d’amour qui ne nous aiment pas, totalement circonscrits par une structure de reproduction familiale qui n’est pas la nôtre, que nous avons même fini par l’oublier.
En quittant le forum et en revenant à la vie concrète que j’avais dédaignée, en me promenant dans les rues, dans les chemins de l’arrière-pays, dans les villages salins, je l’ai soudain sentie étrangement plus mienne, réabsorbée, peut-être parce que m’accompagnait le sentiment d’appartenir à une sorte de monde, d'univers de signes et de village délocalisé que j’emmenais avec moi : le forum.
Car en vérité, le forum n’est pas un forum. Des questions du genre “Fuck them all”, “Et si tout devenait limpide ?”, “La lettre de motivation que vous n’avez jamais osé écrire”, “J’aime dire ton nom camarade humaine” ou “Construisez-moi”, vous trouvez que ça ressemble à un forum ? Un forum sert à obtenir ou donner une information ; le forum n’en comporte presque pas. Tout ce que vous n’avez jamais osé dire à votre patron, à vos parents, à vos sœurs, à votre chat qui s’en fiche, à votre intime même, tout est bon, tout est prétexte à détournement, tout ce que vous n’auriez jamais osé demander ni même pensé à penser, cela est le forum. Il est donc possible que le forum fictionne, mais il n’a rien de virtuel ; on peut y jouer toute sorte de comédies, mais la comédie ce n’est pas le virtuel. Les corps sont absents , mais pas tout à fait intangibles, et ils peuvent toujours se rendre présents comme le veut la loi de la rencontre...
Gouine with the wind” comme l'écrit une amie hirondelle. J'étais entrée sur le forum avec un pseudonyme d'enfer, un nom taillé dans le dépit, un pseudonyme qui aurait eu le même espèce d'effet qu'un paratonnerre dressé sur le toit de ta maison mais à l'inverse : “listenoire”. Un drapeau taillé, déchiqueté par sept mois d'orage.
Je quitte le forum un beau jour de septembre, je me mets à faire forum seule : quelque chose me manque. Un lien.
Le 18 octobre, après un difficile sevrage de 21 jours, je crée “terrainvague” destinée à revenir en douce sur gaidrome. Presque rien, juste une fenêtre sur le forum. Un fronton succin, une fausse photo, et je reprends place en toute discrétion dans les posts. Je patine mon pseudo en postant ici et là (dans les salons les moins fréquentés) des interventions anodines, et je débarque sur “entre filles” avec un honnête quotient de postage, ni trop neuve ni trop ancienne. Au bout de trois interventions, une ancienne vient se montrer à la fenêtre... Repérée !
"Fenêtre" versus lucarne. Lorsqu’un pseudo clique sur un profil pour le lire, la photo de la cliqueuse apparaît en haut à droite de l’écran. L’effet est toujours saisissant : comme un face à face, cette photo semble dire je te vois, je t’ai vu. Je m’empresse aussitôt de la placer en liste noire, chose que je n’ai jamais faite par le passé. La liste noire empêche définitivement ce pseudo de m’adresser la parole en dial et le lui signale nommément. Je décide de remplir la liste noire de terrainvague de pseudos soigneusement sélectionnés au fur et à mesure, et d’en faire sa plus grande richesse. Certaines ne le sauront jamais, d’autres l’apprendront le jour où elles tenteront de me contacter, sans jamais comprendre pourquoi. Cette gratuité me convient, me protège. Terrainvague, être flou et imprécis, aussi plastique qu’une créature de morphing, sera doublé de cette mémoire : le silence de listenoire.
Je peux enfin écrire.

mercredi 23 février 2011

Est-ce qu'elle mord ?


J'en suis là. Je n'ai pas encore posté, je peux poster, je vais poster. Mais il me manque encore quelque chose. Je sollicite en dial un pseudo très actif sur le forum. Elle s’appelle “Skell” et habite Vénissieux, ce qui lui vaut de ma part une grande déclaration d’amour à la cité ouvrière de mes grands-parents, à l’empire Rhône-Poulenc, aux sirènes de Berliet-RVI et à ses sorties d’usine... Elle est chaude et chaudronnière (au chômage), assez joyeuse et loquace mais un peu décontenancée par ma logorrhée... Elle a, dit-elle choisi son pseudo à cause de sa chienne dont on lui demande fréquemment : “est-ce qu’elle mord?” 
 
Le lendemain, je la vois en ligne, j’annonce en forum une solution pour régler le problème du “bras anti-sexe” (celui qui gêne et qu’on ne sait jamais où mettre dans un lit). À mon appel du pied pour me faire prier, Skell se met très généreusement au travail. Toute une tirade pour me supplier de livrer le scoop, que je finis par envoyer en ligne sur un mode très indirect (car le forum ne tolère pas les explicit lyrics, mineurs oblige...) Rien d’éclatant, mais je viens d’obtenir une sorte de parrainage : je suis validée et approuvée par une “ancienne”, j’entre en scène. 
 
Elle me le reprochera d’une certaine manière, en postant un sujet “mode d’emploi pour les nouvelles”, qui n’ont, déclare-t-elle, besoin de personne pour poster... Car au fond elle ne sait pas QUI elle vient d’introniser, pas plus que je ne suis sûre d’avoir choisi la meilleure des marraines pour me “placer”...
Skell feint de considérer que les “nouvelles” sont à égalité avec les “anciennes”, ce que la suite de son fil contestera fortement. Cette hiérarchie que beaucoup reconnaissent est une donnée permanente du forum. Certains pseudos sont déjà une signature, que toutes les habituées connaissent. On se met très vite à lire non pas de façon linéaire, mais par signatures presque autant que par sujet. Il est d’ailleurs possible grâce au moteur de recherche de ne lire QUE les dernières interventions d’un pseudo, pratique à laquelle toutes les habituées ont recours. Et même quand on ne connaît pas un pseudo, on apprend très vite à lire son nombre d’interventions indiqué en haut à droit de ses posts. Les plus anciennes affichent près de 10000 interventions alors que j’en suis à peine à 2000 à la fin de mes sept premiers mois. 
 
Ce qui est sûr, c’est qu’un pseudo ‘neuf’ a intérêt à se faire remarquer s’il veut qu'on daigne alimenter son sujet. La grâce des anciennes, en revanche, c’est qu’elles n’ont presque rien à faire pour susciter l’intérêt. Peu importe le contenu, il est même tout à fait possible de se réunir par simple affinité autour d’un topic vide : parce que le but n’est pas seulement de dire quelque chose mais de faire clan. Et ce sont ces clans, ces familles affinitaires du forum filles que la nouvelle ne soupçonne pas : elle est aussi incapable de “lire” le forum qu’un provincial son premier salon du Faubourg St-Honoré où il va s’acoquiner avec un déclassé en croyant se faire une relation de marque. C’est aussi la raison pour laquelle la nouvelle a toutes les chances de s’égarer tant qu’elle n’aura pas trouvé ou inventé son propre clan, sauf à luire d’un éclat singulier qui formera très vite autour d’elle un nouveau clan d’admiratrices...

Qu’arrive-t-il au topic d’une nouvelle qui n’a pas su frapper les esprits ? Un, il est copieusement bizuté : avant même qu’on ne réponde à la question, une série de réponses ironiques ou simplement humoristiques permettent aux habituées de venir faire montre de leur esprit. Ou mieux encore, il est plus ou moins harmonieusement ou hargneusement réfuté : jugé idiot, mal posé ou mal intentionné... Deux, s’il n’a toujours pas réussi à se faire respecter, il est ingénieusement floodé... Qu’est-ce que le “flood” ? La matière première du forum à 75 %, c’est à dire une façon ostensible d’ignorer le sujet posé (ainsi que son auteure) pour venir discuter sur le fil entre copines. Une sorte de dial à plusieurs qui est aussi le manifeste du mépris où l’on tient l’auteure du sujet. Raison pour laquelle une dignitaire du forum ne tolère pas le flood et s’en prémunit la plupart du temps, alors qu’il est de bon ton de flooder une nouvelle, une inconnue ou une ennemie...

En m’affiliant à Skell le 5 mars, j’ai commis une erreur minime. Minime parce que je ne suis pas encore remarquée et que le forum n’a aucune mémoire du détail. Sur l'échelle dignitaire, Skell est perçue (je dis bien perçue) comme une hyperposteuse bon marché. Suffisamment au-dessus des grandes brasseuses de vide pour être connue et identifiée, assez drôle et imaginative pour être sympathique à tout le monde (c’est une des rares à n’avoir aucune ennemie), mais tatouée non-culturelle (osant des fautes d’orthographe que seules les ignares lui reprochent), trop facile au contact et parfois vulgaire par excès de suivisme, malgré ou à cause de sa propre originalité (s’acoquine avec de plus vulgaires qu’elle, brandit fréquemment sur le forum un sex-toy nommé “ma touillette”, affiche sans complexe ses appétits prolétaires s.m.)... 
 
Mais Skell ne mord pas, c'est un fait. Inventeure inspirée du mot “ubiguïté”, elle est capable à ses meilleurs moments de phrases que je voudrais avoir écrites, mais vit d'une notoriété aussi fragile que sa propre confiance en elle-même. Et c'est à ce titre sans doute qu'elle se sent flouée, manipulée, instrumentalisée par une “intello” qui n'avait pas besoin d'elle pour s'imposer.
Pendant sept mois nous n'aurons plus d'échanges, nos posts se croiseront à distance respectueuse, jusqu'à ce que le forum se retourne contre moi. 
 
Je viens d'écrire ces mots qui ont comme un air d'intrigue de palais. Étonnamment, et sans le chercher expressément, j'ai bien été couronnée par le forum, puis combattue, battue en brèche et renversée.
À cet ultime moment, alors que je me posais publiquement la question de savoir si je devais rester ou prendre la porte, alors que s'achevait une tempête qui ME concernait cette fois-ci, Skell est venue me défendre. Comme ressaisie d'un rôle que je lui avais soufflé contre son gré, qu'elle avait refusé et qu'elle allait assumer, au pire moment pour moi. 
 
Et je le raconte pour cette raison même. J'ai pris la porte quoi qu'il en soit car je n'avais plus d'autre choix, mais il y avait eu entre temps cette histoire minuscule, invisible entre elle et moi. Une sorte d'alliance que j'ignorais moi-même, qui avait tenu par la force des mots, d'une demande, d'une réponse différée de sept mois que je me formule ainsi aujourd'hui : “toi aussi tu as besoin des autres.”




vendredi 18 février 2011

Bienvenue dans le désert du réel



J'ai mis longtemps à comprendre qu'un espace comme celui-ci se situait au croisement de pouvoirs explosifs. Tout un champ de forces mêlées d'enjeux terribles : avoir à s'exprimer publiquement à l'écrit, souvent à armes inégales, dans le seul lieu (pour beaucoup) où l'on ne vive pas le sexuel sur le mode de la soustraction, se donner publiquement tort ou raison, se faire ou non des amies, des ennemies, des admiratrices, et de cela tirer son minimum de survie symbolique (ou sexuelle)... Ce sont ces enjeux très forts, rarement aussi bien conjugués dans la vie quotidienne, qui expliquent les tempêtes régulières du forum « entre filles ».
Lorsque je suis arrivée en mars 2009, il retentissait encore de la dernière guerre. Comme après un grand cataclysme, il y avait un avant et un après. Des rescapées venaient regretter cet âge d’or où l’on s’amusait jusqu’au délire, rappeler les pseudos disparus comme on compte ses morts, dénoncer ou encenser les coupables et les expulsées (parmi lesquelles la mythique Cruella, capitaine infantile d’un commando de murènes mortes), répéter aux nouvelles venues à quel point le forum était devenu triste et mort depuis qu'elles y étaient... L’ensemble des forums venait d'être fermé pendant trois jours par la modération du site afin de mettre fin à la curée des filles...
Entrer sur le forum, c’est comme ouvrir un roman en page 300 sans savoir qui est quoi, où en sont les actions et comment elles se sont attachées aux noms. On se sent entourée d’un mélange d’attente, de surprise et d’hostilité. Voilà “le club des supermaboules qui se la jouent” en lice, on ne comprend rien, on voit revenir des tournures comme “Unetelle, sors de ce corps !” (comme à chaque fois que l’esprit mauvais d’un pseudo semble s’être emparé d’un autre), mais on ne sait pas pourquoi et pour qui...
En cherchant cette page découverte le 5 mars, le fronton de cet immeuble dont j’allais pousser la porte, je m’aperçois qu’il n’existe plus, qu’il n’a pas tenu plus de quelques minutes... Au 5 mars 2009 (archives du forum), il n’y a plus que les sujets postés en amont qui se sont achevés le 5, ou bien ceux qui ont à peine survécu un jour, l’espace d’un matin... La plupart ne faisaient que passer pour aller mourir sur une autre page, à une autre date : la liste des vingt sujets découverts au moment de mon entrée a été recouverte par une autre vague.
Je repêche quelques titres lus ce jour-là : “le silance haie dort” de ArgenZiel, “Ça s’saurait et ça va s’savoir sont dans un bateau” de Slatrine, “Interdit aux femmes : féminisme et censure de la pornographie” de Charbunker 17, “La tentation du silence” (écrit à l’encre sympathique) par Panthère B... Et je ne retrouve plus “Le bras anti-sexe” par lequel je suis entrée...
Comment attraper cette histoire toujours en mouvement qui n’en est pas une ? Régulièrement le forum se représente, s’interroge et se décrit lui-même. Un jour comme un ascenseur où l’on entre et sort à tous les étages (de bonne en mauvaise rencontre), peut-être dans l’espoir (rarement assouvi) de parvenir au 7ème ciel. Partout des bloqueuses de porte, des qui jouent avec le bouton pour vous empêcher d’aller là où vous allez, des topics qui plongent dangereusement vers le bas d’écran avant de disparaître dans l’oubli de la page 2, d’autres que l’on “remonte” d’un clic pour leur rendre vie, et parfois, très rarement au creux d’un après-midi, de courts instants de panne où dans un silence oppressant un pseudo affligé s’écrie : y’a personne today ?
Le forum a horreur du vide...

mercredi 16 février 2011

Forum mode d'emploi

Concrètement, le forum contient plusieurs “salons” : Bavardages, Entre garçons, Entre filles, Entre Ados, Prévention, Sexualité, Bisexuel(les), TranS, Vie Gay, Parents, Famille, Social & Droits, Coming out... Le plus actif est “Entre filles”, loin devant “Entre garçons” et “Bavardages”, salon privé de bon ton où les deux sexes échangent de calmes considérations sur à peu près tout.

Nous sommes tou-te-s, normalement, présent-e-s sur ce site pour des raisons d’orientation sexuelle et de drague, puisque il s’agit avant tout d’un site “pour sortir et se rencontrer” même s’il incite surtout à ne pas sortir (et à “rencontrer” quand même)...

L’arrière-plan du forum -qui en est la scène principale- est : je me crée un pseudonyme, un profil plus ou moins prodigue ou affriolant, je mets ma photo ou pas (grande césure entre les visibles et les invisibles) et je vais solliciter en “dial” privé d’autres profils affriolants, prodigues, indigestes ou autistes... (Un exemple de cette option ultra-réserviste est le profil dépourvu de photo qui affiche pour titre “Pfffff...” et en face de “Moi, ma vie, mes attentes” : rien...) Jusqu’ici, rien que de très classique. La création du profil est gratuite mais les armes de guerre sont payantes : comme de voir un album photo privé ou “hot”, écrire à une personne déconnectée, procéder à une sélection pointue des proies grâce au moteur de recherche avancé, savoir qui m’a placé-e dans ses “favoris”...

Le forum est à cet égard totalement gratuit, sauf que c’est lui qui rapporte le plus... Certains et certaines ne le sauront jamais. On commence toujours par le dial privé (ou pv en cyberlang), lequel s’avère au fil des jours tellement aride et laborieux qu’on finit par dévier sur les pages annexes... D’où le forum...

Ce qu’ignoreront toujours les pseudos qui ne trouvent pas la porte du forum, c’est que l’aristocratie du site est là. Les pires, les plus tueuses, les plus anciennes, les plus articulées, les plus narcissiques, les plus célèbres, les plus chaudes, les plus amazoniennes, les plus branchées, les plus malades, les plus lesbiennes, les plus stratèges, les plus in sont sur le forum. Parce que sur le forum il y a non seulement quinze ou vingt personnes qui te répondent, mais il y en a aussi de 300 à 500 qui te lisent, te suivent, te connaissent, te poursuivent éventuellement jusqu’en dial quand elles n’osent pas s’exprimer publiquement. Parce que sur le forum, toutes les armes comprimées de ton identité cybersolitaire se déploient et se démultiplient en vue de la grande affaire du site : le pouvoir sexuel, qui va te permettre d’emballer les plus belles, les plus fun, les plus populaires, les plus spirituelles, les plus anciennes, les plus cotées, les plus respectées...

“Nerf de la guerre”, comme le dit une archonte bien informée : “le déballage et l’emballage”. Et là, ça ne marche pas, ça court... La règle : une cybernaute poste un sujet (ou “thread” ou “fil de discussion” ou “topic”) : si quelqu’un y répond, il remonte aussitôt au sommet de la première page. Le sommet est la zone d’immédiateté, cette zone vedette qui favorise la lecture et la réaction. Pendant ce temps, d’autres postent des réponses ou de nouveaux topics qui occupent à leur tour la zone vedette. C’est ainsi qu’un topic laissé sans réponse descend rapidement sur la première page (zone d’actualité), jusqu’à disparaître en seconde page au fur et à mesure que d’autres naissent ou remontent. En deuxième page (le garde-manger), un bon topic a encore quelques chances de revenir en vedette... Après, c’est la disparition garantie, sauf fidélités à long terme ou volonté de soutien avérée... Plus un topic reste en première page, plus il a de chances d’être lu (indépendamment des réponses), puisque il faut aussi compter avec la vaste zone sombre des forumeuses “passives” qui lisent sans poster...

1000 lectrices en quelques jours, c’est bien plus que ne peut espérer un écrivain débutant ou chevronné, bien plus qu’une petite annonce, bien plus qu’un cri en place publique, bien plus qu’une boîte de nuit ou une estrade, au-delà de tous les forums connus du passé... Sans doute beaucoup moins qu’un rassemblement hitlérien (la tribune de Zeppelin à Nuremberg accueillait jusqu’à 70 000 spectateurs) mais beaucoup plus qu’un banal congrès sarkoziste...

C'est surtout bien plus qu'une page jetée comme celle-ci dans l'océan d'autres pages, où je me demande soudain pourquoi je suis venue atterrir. Pourquoi seule ici pour parler de l'océan ? Et pourquoi vous me lisez vous aussi qui venez de passer par ici au lieu de faire comme tout le monde : plonger dans l'illumination perpétuelle des twitts, des tchats, des trackbacks, des points facebook...

Oui au fait, pourquoi ?