samedi 26 février 2011

L'amour est un charme invisible


MebutI est ma seconde marraine sur le forum, et sans doute la plus décisive...  

Très vite je repère sa photo de shérif sur la véranda d’une maison de bois, dans une belle lumière orangée qui la fait exploser de rire. 50 ans ou presque et bien des avanies, “me”, “but”, and “I” n’a rien d’un fleuve tranquille. J'aime son style inimitable fait d’un mélange d’anglais et de français (elle a vécu à Londres et rêve du Costa Rica), de fautes de frappe permanentes et d’une sorte de monologisme parfois incompréhensible mêlé de raccourcis fulgurants et de haïkus inspirés. M.I. est une ancienne, une terreur et un grand cœur hyperesseulé. Je me heurte à elle dès mon premier topic où j’évoque la mort de Barthes renversé par une camionnette rue des Écoles sans jamais avoir lu les Essais (de Montaigne), réservés disait-il pour ses vieux jours... Or M.I. est obsédée par Barthes et par les Fragments d’un discours amoureux. Mon propos quant à moi est de lire les Essais avant de me faire écraser et d’en rendre compte sur GV, rien de moins... 
 
Cette démarche “furieusement tendance” selon Rémito (un garçon qui traîne à heures tardives sur “Entre filles”), éveille tout d’abord une pâle indifférence, puis une éruption de méfiance suivie d’une volée de bois vert... Le topic aura une durée de vie exceptionnelle, très peu redevable à Montaigne (dont j’abandonne peu à peu le compte rendu) et très fortement aux invectives qui vont se succéder dans son lit. Peu à peu, entre les pointes de Rémito et les répliques acerbes de M.I., je finis par être prise pour cible. À cause de mon pseudo douteux (“listenoire”), de ma prétention littéraire et de ma fin de non-recevoir concernant Barthes, je finis traitée de tout, mais méchamment visible...  

Mon erreur aura été d’ignorer le coût d’un refus. Il faut savoir sympathiser, même superficiellement, surtout quand on lance un fil immédiatement étiqueté ‘intello’. Car la seconde règle du forum (après la compétition sexuelle) est l’anti-intellectualisme, ficelé d’à peu près les mêmes raisons. Le forum est ouverte à toutes, et toutes -supposément- doivent y avoir leur chance : cyberdémocratie ou l’égalité retrouvée. Celle qui fait usage d’un savoir réservé est aussitôt perçue comme une menace. Et de fait elle EST une menace pour celles qui ne font pas usage des mêmes armes, quand bien même elle n’aurait pas conscience d’en user. Très vite, avec ou sans Montaigne, je passe pour une intruse : ma manière de ne jamais m’aventurer sans connaître, de ne pas laisser une virgule au hasard, de vérifier toutes mes informations et d’y mettre assez peu de marques personnelles font de ma parole une estrade : l’école est dans la place, la place frémit.

Toutes ces filles qui ont eu des chances diverses avec les études, qui galèrent dans la vie ou dans le travail, qui n’existent ni ne sont visibles nulle part sauf ici, se retrouvent traquées jusque dans cet espace réservé. La question surgit très vite au sujet des citations : “dictature de l’écrit” observe AlcaliX, autodidacte tourmentée qui pose avec un keffieh en représentante des damnées, des violées, des spoliées de l’univers. Tantôt c’est un front anti-citation, tantôt ant-profs, tantôt anti-académisme, tantôt dans les pires jours antisémite (lien obscur mais réel). Je serai assez fréquemment traitée de “pseudo-intello” en mal de publication, accusée d’annexion, invitée à aller m’exprimer ailleurs (dans des revues) et finalement interdite de philosophie, de littérature, d’idéologie, autrement dit d’être ce que je suis... 
 
Car une autre des revendications égalitaires du forum, c’est de réfléchir, de s’exprimer, de ressentir par soi-même. Ambition totalement légitime mais tristement illusoire quand on constate le flot de lieux communs, de sentences mille fois ressassées ou de copiés-collés sauvages dont le forum est fait. Simplement, de cette “culture” là nous sommes toutes faites, c’est elle qui nous met au moment voulu sur le pied d’égalité auquel le net peut ou veut nous faire croire... 
 
En bousculant cette espérance, je m’aperçois du même coup du pouvoir que je transporte sans le savoir avec moi. Certes je suis de ces personnes autorisées à s’exprimer devant un auditoire scolaire subjugué (cool smiley), mais pas en dehors de l’école. C’est la première fois que je mesure ma tendance à partir de ce pied d’inégalité dans la vie publique, à en vivre comme je respire, à le trouver au fond normal. Arriver sur la pointe des pieds avec une syntaxe de rouleau compresseur à barbiche... est-ce parler avec d’autres ?  

Avec cette faculté de créer sous nos yeux un ersatz de nous-même que nous alimentons, le forum est un précieux révélateur de ce qui colle tellement à notre vie que nous l’en soustrayons, automatiquement. Ni l’inconscient ni même le subconscient : la structure biffée, Et c’est dans ses moments de fureur alcoolique que la tendre et terrible M. I. canarde le monstre, justement reconnu. Curieusement, la majeure partie des injures me passe au-dessus de la tête pour atteindre d’autres pseudos (qui ont eu le tort de répondre). Peu à peu se forme une houle lyncheuse autour de M.I. qui réveille une à une des voix de plaignantes, d’énervées, ou de simples opportunistes. Le genre de tourbillon qui attire systématiquement les hyènes, comme toute baston dans la rue. On appelle les copines, on y va d’un coup en douce dans la bousculade, et heureusement, dans cette montée de fiel se fait soudain entendre une voix, de garçon étrangement (pas des plus tendres), pour dire qu’attention, MebutI n’est vraiment pas la plus méchante des méchantes... Cette voix résonne comme une alerte en moi : je vais aussitôt la “voir” en dial. 

Ces premiers échanges commenceront une ère d’alliance sacrée teintée de vie amoureuse qui durera près de deux mois. (Très courte ère dira-t-on, mais je m’aperçois aussi rétrospectivement que le forum a ce très rare pouvoir de ralentir le temps, en le sectionnant). 
 
M.I. avait en privé (ou “pv”) une voix de miel sauvage qui donnait des envies d’une violente douceur, présence d’une solitude déchirante parfaitement épousée par son style gipsy, syncopique, dégingandé, tout le contraire de mon format d’abscisses et d’ordonnées. Quand j’essaie de me souvenir de ces temps, j’ai peine à dire de quoi au juste ils furent faits, à part de mots.  

Mais pas seulement : de réels élans de sentimentalité, d’une réelle épreuve de désir, à dys-tance. Aujourd’hui je sais que c’était ma première (et sans doute dernière) illusion virtuelle, et qu’elle fut tout autant réelle qu’illusoire. Depuis sa cabane du 19ème arrondissement parisien (au 7ème étage) MebutI avait projeté un petit séjour printanier à Marseille, qu’elle annula au courant du mois de mai. Avec une réelle justesse sans doute, noyée dans la noyade et l’impossibilité personnelle, elle a compris qu’elle et que je -ne pourrions pas. J’ai également compris que le virtuel n’était pas le possible, (un possible séparé du réel qui aurait eu ou non le pouvoir de le faire naître), mais simplement le virtuel : un réalité d’une autre espèce qui ne prépare aucun réel. Quand je l’ai enfin rencontrée beaucoup plus tard j’ai constaté qu’elle était exactement comme je le savais : beauté intacte dans sa décadence ironique, catastrophe vivante trébuchant sous les anxiolytiques qui savait pertinemment que. Tout comme moi. 

Ce qui avait été vécu l’était ainsi et ne le serait jamais autrement.

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