jeudi 24 février 2011

Je fais don de mon corps à la science


C'est en quittant le forum qu'il m'est venu, précisément, l'idée de le raconter. Ni du dehors, ni du dedans.
Car ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas le raconter au passé (il est encore présent dans ma vie), je ne crois pas au passé simple (qui n’existe pas), je ne peux pas m’exclure de mes sœurs injurieuses, de mes sœurs félonnes, de mes sœurs assoiffées de sang et d’amour, de mes sœurs lesbiennes de droite ou de gauche, totalitaires ou sottes, invasives, alcooliques, mythomanes, nymphomanes, ignorantes, puritaines, dégoûtantes ou irrésistibles, ni pour écrire ni même pour vivre.
Parce que je les revendique miennes, parce que j’ai besoin d’elles, non comme des papillons que j’épinglerais à la sortie du cirque mais comme le courant le plus scandaleux du vivant quand ils s’invite dans une femme.
Parce que dans leur existence à la marge je me reconnais, dans nos croissances en terre étrangère, dans notre tout à réinventer, dans la quantité de solitude que nous accomplissons au cours de notre sabotage, je me revendique et me reconnais.
Le forum et le forum seul m’a redonné goût à l’écriture et à la vie dont il me privait, à ce "Vieux-Port" qui se moque du forum, à l’eau froide, aux crêtes des montagnes et aux articles de journaux, à toutes ces choses qui perdraient leur propriété pour moi sans le forum parce qu’elles sont faites pour les autres, habitées par les autres, : les non-lesbiennes, les hommes, les femmes, les mères, les épouses, leurs enfants, tout ceux qui n’ont pas besoin du forum pour exister et que je salue bien...
Guillaume Dustan disait que de toutes les minorités, les homosexuel-les sont les seul-es à être né-es en terre étrangère. S’il peut être perçu comme un étranger dans son propre pays (d’adoption), un jeune noir parmi les “siens” ne le sera pas dans sa propre famille. Tout au contraire de l’homosexuel-le qui grandit étranger dans sa famille avant de rejoindre un autre monde étranger, celui de l’hétérosexualité. Nous avons tellement pris l’habitude de vivre en terre étrangère, largué-es par des conversations qui ne nous regardent pas, lisant des histoires d’amour qui ne nous aiment pas, totalement circonscrits par une structure de reproduction familiale qui n’est pas la nôtre, que nous avons même fini par l’oublier.
En quittant le forum et en revenant à la vie concrète que j’avais dédaignée, en me promenant dans les rues, dans les chemins de l’arrière-pays, dans les villages salins, je l’ai soudain sentie étrangement plus mienne, réabsorbée, peut-être parce que m’accompagnait le sentiment d’appartenir à une sorte de monde, d'univers de signes et de village délocalisé que j’emmenais avec moi : le forum.
Car en vérité, le forum n’est pas un forum. Des questions du genre “Fuck them all”, “Et si tout devenait limpide ?”, “La lettre de motivation que vous n’avez jamais osé écrire”, “J’aime dire ton nom camarade humaine” ou “Construisez-moi”, vous trouvez que ça ressemble à un forum ? Un forum sert à obtenir ou donner une information ; le forum n’en comporte presque pas. Tout ce que vous n’avez jamais osé dire à votre patron, à vos parents, à vos sœurs, à votre chat qui s’en fiche, à votre intime même, tout est bon, tout est prétexte à détournement, tout ce que vous n’auriez jamais osé demander ni même pensé à penser, cela est le forum. Il est donc possible que le forum fictionne, mais il n’a rien de virtuel ; on peut y jouer toute sorte de comédies, mais la comédie ce n’est pas le virtuel. Les corps sont absents , mais pas tout à fait intangibles, et ils peuvent toujours se rendre présents comme le veut la loi de la rencontre...
Gouine with the wind” comme l'écrit une amie hirondelle. J'étais entrée sur le forum avec un pseudonyme d'enfer, un nom taillé dans le dépit, un pseudonyme qui aurait eu le même espèce d'effet qu'un paratonnerre dressé sur le toit de ta maison mais à l'inverse : “listenoire”. Un drapeau taillé, déchiqueté par sept mois d'orage.
Je quitte le forum un beau jour de septembre, je me mets à faire forum seule : quelque chose me manque. Un lien.
Le 18 octobre, après un difficile sevrage de 21 jours, je crée “terrainvague” destinée à revenir en douce sur gaidrome. Presque rien, juste une fenêtre sur le forum. Un fronton succin, une fausse photo, et je reprends place en toute discrétion dans les posts. Je patine mon pseudo en postant ici et là (dans les salons les moins fréquentés) des interventions anodines, et je débarque sur “entre filles” avec un honnête quotient de postage, ni trop neuve ni trop ancienne. Au bout de trois interventions, une ancienne vient se montrer à la fenêtre... Repérée !
"Fenêtre" versus lucarne. Lorsqu’un pseudo clique sur un profil pour le lire, la photo de la cliqueuse apparaît en haut à droite de l’écran. L’effet est toujours saisissant : comme un face à face, cette photo semble dire je te vois, je t’ai vu. Je m’empresse aussitôt de la placer en liste noire, chose que je n’ai jamais faite par le passé. La liste noire empêche définitivement ce pseudo de m’adresser la parole en dial et le lui signale nommément. Je décide de remplir la liste noire de terrainvague de pseudos soigneusement sélectionnés au fur et à mesure, et d’en faire sa plus grande richesse. Certaines ne le sauront jamais, d’autres l’apprendront le jour où elles tenteront de me contacter, sans jamais comprendre pourquoi. Cette gratuité me convient, me protège. Terrainvague, être flou et imprécis, aussi plastique qu’une créature de morphing, sera doublé de cette mémoire : le silence de listenoire.
Je peux enfin écrire.

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