mercredi 23 février 2011

Est-ce qu'elle mord ?


J'en suis là. Je n'ai pas encore posté, je peux poster, je vais poster. Mais il me manque encore quelque chose. Je sollicite en dial un pseudo très actif sur le forum. Elle s’appelle “Skell” et habite Vénissieux, ce qui lui vaut de ma part une grande déclaration d’amour à la cité ouvrière de mes grands-parents, à l’empire Rhône-Poulenc, aux sirènes de Berliet-RVI et à ses sorties d’usine... Elle est chaude et chaudronnière (au chômage), assez joyeuse et loquace mais un peu décontenancée par ma logorrhée... Elle a, dit-elle choisi son pseudo à cause de sa chienne dont on lui demande fréquemment : “est-ce qu’elle mord?” 
 
Le lendemain, je la vois en ligne, j’annonce en forum une solution pour régler le problème du “bras anti-sexe” (celui qui gêne et qu’on ne sait jamais où mettre dans un lit). À mon appel du pied pour me faire prier, Skell se met très généreusement au travail. Toute une tirade pour me supplier de livrer le scoop, que je finis par envoyer en ligne sur un mode très indirect (car le forum ne tolère pas les explicit lyrics, mineurs oblige...) Rien d’éclatant, mais je viens d’obtenir une sorte de parrainage : je suis validée et approuvée par une “ancienne”, j’entre en scène. 
 
Elle me le reprochera d’une certaine manière, en postant un sujet “mode d’emploi pour les nouvelles”, qui n’ont, déclare-t-elle, besoin de personne pour poster... Car au fond elle ne sait pas QUI elle vient d’introniser, pas plus que je ne suis sûre d’avoir choisi la meilleure des marraines pour me “placer”...
Skell feint de considérer que les “nouvelles” sont à égalité avec les “anciennes”, ce que la suite de son fil contestera fortement. Cette hiérarchie que beaucoup reconnaissent est une donnée permanente du forum. Certains pseudos sont déjà une signature, que toutes les habituées connaissent. On se met très vite à lire non pas de façon linéaire, mais par signatures presque autant que par sujet. Il est d’ailleurs possible grâce au moteur de recherche de ne lire QUE les dernières interventions d’un pseudo, pratique à laquelle toutes les habituées ont recours. Et même quand on ne connaît pas un pseudo, on apprend très vite à lire son nombre d’interventions indiqué en haut à droit de ses posts. Les plus anciennes affichent près de 10000 interventions alors que j’en suis à peine à 2000 à la fin de mes sept premiers mois. 
 
Ce qui est sûr, c’est qu’un pseudo ‘neuf’ a intérêt à se faire remarquer s’il veut qu'on daigne alimenter son sujet. La grâce des anciennes, en revanche, c’est qu’elles n’ont presque rien à faire pour susciter l’intérêt. Peu importe le contenu, il est même tout à fait possible de se réunir par simple affinité autour d’un topic vide : parce que le but n’est pas seulement de dire quelque chose mais de faire clan. Et ce sont ces clans, ces familles affinitaires du forum filles que la nouvelle ne soupçonne pas : elle est aussi incapable de “lire” le forum qu’un provincial son premier salon du Faubourg St-Honoré où il va s’acoquiner avec un déclassé en croyant se faire une relation de marque. C’est aussi la raison pour laquelle la nouvelle a toutes les chances de s’égarer tant qu’elle n’aura pas trouvé ou inventé son propre clan, sauf à luire d’un éclat singulier qui formera très vite autour d’elle un nouveau clan d’admiratrices...

Qu’arrive-t-il au topic d’une nouvelle qui n’a pas su frapper les esprits ? Un, il est copieusement bizuté : avant même qu’on ne réponde à la question, une série de réponses ironiques ou simplement humoristiques permettent aux habituées de venir faire montre de leur esprit. Ou mieux encore, il est plus ou moins harmonieusement ou hargneusement réfuté : jugé idiot, mal posé ou mal intentionné... Deux, s’il n’a toujours pas réussi à se faire respecter, il est ingénieusement floodé... Qu’est-ce que le “flood” ? La matière première du forum à 75 %, c’est à dire une façon ostensible d’ignorer le sujet posé (ainsi que son auteure) pour venir discuter sur le fil entre copines. Une sorte de dial à plusieurs qui est aussi le manifeste du mépris où l’on tient l’auteure du sujet. Raison pour laquelle une dignitaire du forum ne tolère pas le flood et s’en prémunit la plupart du temps, alors qu’il est de bon ton de flooder une nouvelle, une inconnue ou une ennemie...

En m’affiliant à Skell le 5 mars, j’ai commis une erreur minime. Minime parce que je ne suis pas encore remarquée et que le forum n’a aucune mémoire du détail. Sur l'échelle dignitaire, Skell est perçue (je dis bien perçue) comme une hyperposteuse bon marché. Suffisamment au-dessus des grandes brasseuses de vide pour être connue et identifiée, assez drôle et imaginative pour être sympathique à tout le monde (c’est une des rares à n’avoir aucune ennemie), mais tatouée non-culturelle (osant des fautes d’orthographe que seules les ignares lui reprochent), trop facile au contact et parfois vulgaire par excès de suivisme, malgré ou à cause de sa propre originalité (s’acoquine avec de plus vulgaires qu’elle, brandit fréquemment sur le forum un sex-toy nommé “ma touillette”, affiche sans complexe ses appétits prolétaires s.m.)... 
 
Mais Skell ne mord pas, c'est un fait. Inventeure inspirée du mot “ubiguïté”, elle est capable à ses meilleurs moments de phrases que je voudrais avoir écrites, mais vit d'une notoriété aussi fragile que sa propre confiance en elle-même. Et c'est à ce titre sans doute qu'elle se sent flouée, manipulée, instrumentalisée par une “intello” qui n'avait pas besoin d'elle pour s'imposer.
Pendant sept mois nous n'aurons plus d'échanges, nos posts se croiseront à distance respectueuse, jusqu'à ce que le forum se retourne contre moi. 
 
Je viens d'écrire ces mots qui ont comme un air d'intrigue de palais. Étonnamment, et sans le chercher expressément, j'ai bien été couronnée par le forum, puis combattue, battue en brèche et renversée.
À cet ultime moment, alors que je me posais publiquement la question de savoir si je devais rester ou prendre la porte, alors que s'achevait une tempête qui ME concernait cette fois-ci, Skell est venue me défendre. Comme ressaisie d'un rôle que je lui avais soufflé contre son gré, qu'elle avait refusé et qu'elle allait assumer, au pire moment pour moi. 
 
Et je le raconte pour cette raison même. J'ai pris la porte quoi qu'il en soit car je n'avais plus d'autre choix, mais il y avait eu entre temps cette histoire minuscule, invisible entre elle et moi. Une sorte d'alliance que j'ignorais moi-même, qui avait tenu par la force des mots, d'une demande, d'une réponse différée de sept mois que je me formule ainsi aujourd'hui : “toi aussi tu as besoin des autres.”




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