vendredi 25 février 2011

En scène !


Hairfroy est la plus fidèle à son pseudo : je la soupçonne de ne pas lui ressembler en réalité, mais son forumage (ou ramage) y ressemble. Elle écrit rarement plus de trois lignes, a une manière inimitable de se glisser parmi les autres (comme un vent coulis) et d’en ressortir aussitôt. Elle poste peu mais avec une régularité de métronome, ne rentre jamais en débat ou en conversation, n’a ni ennemies ni thuriféraires, ne fait partie d’aucun clan si ce n’est celui des anciennes, dont elle ne brandit jamais l’autorité. 
 
En plein fil sur le fist, Hairfroy avoue avoir fisté une moufle par grand froid (et aimé ça). À une internaute déprimée elle conseille de regarder attentivement une cerise. À comment se débarrasser d’un démarcheur téléphonique : “on m’a dit que le sourire s’entendait au téléphone”...
 
Je vais connaître, je vais bien éprouver ce qu'est Hairfroy, pendant des mois.
Dès le début, il y a porte ouverte et porte close. Hairfroy était et fut la seule à me plaire spontanément, immédiatement, durablement. Sans la lire, sans même voir sa photo, juste un profil disons, avec de grands lits ouverts dans un champ ; j'ai bondi sur cette existence fuyante et volatile avec une grâce éléphantine. Je m'appelais “Negrotic” et je tétais encore St-Patrick  en ces temps innocents : en trois répliques bien ajustées Hairfroy me mouche, me sèche et me blackliste.

L'expérience de la mise sur liste noire est un phénomène d'intensité extrême : à mi-chemin entre la tempête polaire et “le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie”, on entend soudain la rotation des astres, le grand cri de la soudure minérale, c'est un peu comme l'idiotie, l'insomnie solitaire, un bloc gris anthracite : l'expérience basaltique de l'il y a.

Il y avait pourtant une bonne raison à ce que Hairfroy me mouche aussi brutalement, seulement je l'ignorais, j'ignorais qu'elle avait une préhistoire à mon sujet dont je n'avais pas connaissance et j'allais l'ignorer pendant plus d'un an encore. J'ignorais que dans ces nouvelles conditions d'hypercommunicativité on ne maîtrise pas son histoire, on ignore même des parties entières de sa propre vie dont la lumière existe, mais n'est pas encore parvenue jusqu'à soi.

Béante et frappée, je détruis aussitôt mon profil (comment vivre et exister sur une liste noire ?) Le pseudonyme nouveau, listenoire, ne tarde pas à se présenter, sans chiffre ni majuscule ;  c'est ainsi que je te rends au moins un nom, froyde amie, et l'honneur, en pénétrant sur le forum, de te lire sans jamais t'adresser la parole.

Donc je lis. 
Lire apaise. 
Lire dilue la mauvaise santé. 

Vie salariée : “Je fais la différence quand j'entends parler les personnes qui se traînent au travail pour être payées et qui ont plein d'activités pour lesquelles elles payent...”, centres commerciaux : “les pubs sont très spéciales. Elles ne sont pas là pour vous donner un aperçu de beauté ou d'un rêve. Elles me rappellent chaque fois que je suis la reine des balottes : c'est en dépensant que je fais 20% d'économies. Chaque fois je me dis : franchement t'es con poulette, tu devrais venir plus souvent". Concernant les importuns, harceleurs et autres mauvaises rencontres de Gaidrome, Hairfroy recommande de “ne pas dialer avec amour24874332344”... (“C'est une femme facile !“)

Hairfroy n’est pas une voix, c’est un souffle, une ponctuation, elle se contente de battre la mesure du temps : 12 Avril 2009 : Y'a des jours... Où on se sent un peu cloche... (Espace) Joyeuse Pâques ! (cool smiley), et c’est ce souffle qui s’est peu à peu faufilé en moi au fur et à mesure des heures passées sur le forum, sans image, sans odeur, sans visage, je me suis peu à peu aperçu que Hairfroy aimantait comme une harmonique mes réponses, ma prolixité.
On ne sait jamais très bien d’où naît un désir, et à ce stade de volatilité (de l’écrit sur de l’écran) en quoi il naît totalement de soi ou de l’autre. Le forum pousse à se poser cette question : est-ce que ce qu’il ou elle écrit c’est déjà quelqu’un ? Est-ce que ça me dit déjà que j’aimerai son toucher, sa façon de me faire l’amour ?
 
Ce que j’ignorais : dans la vie Hairfroy aime les escargots et l’humidité, construit des globes et des cartes renversées, des machines à produire des idées ni noires ni blanches, des livres pleins de peaux de crapauds, de mythologies et de fautes d’orthographe brésiliennes. Mais de cela il n’est jamais question sur le forum : la seule raison de sa présence est qu’elle est lesbienne, comme les autres, et qu’elle construit sa vie sentimentale comme une abeille ouvrière, à long terme. Si l’on considère la drague comme une pêche, Hairfroy est une poseuse de nasses. Elle repère une eau peu fréquentée, pose son panier, et attend très patiemment que l’élue vienne à s’en approcher. Si la créature est occupée ailleurs, Hairfroy attendra un an, 3 ans, 6 ans, mais elle a placé son panier et la créature le sait. Il n’y a pas d’impatience chez Hairfroy, ni même de choix irrésistible, simplement une forme d’attente personnalisée qui constitue déjà un désir. Le seul piège c’est qu’on ne sache pas combien Hairfroy a placé de paniers, et où elle en est de son attente. La seule douleur c’est qu’on se mette à attendre avec Hairfroy, et qu’au final elle ait déjà relevé un panier au moment où on la rencontre sur le rivage, heureuse et souriante, impatiente de ramener sa prise à la maison, comblée d’avance.

Peut-être dans dix ans tirera-t-elle un filet où je ne serai pas, peut-être dans quinze ans nous marierons-nous ; étrangement le forum m’a appris à filer, et à attendre... Tout en courant de bras en bras.

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