Rossignol
Le
viol n'a jamais été un drame dans ma vie. Juste une petite flaque
grise à l'arrière-plan des rencontres qui draine un doute sur tout.
Parce que j'ai eu de la chance en fait : de viol il n'y a pas eu. Il
y a eu tentative et même trois fois ; j'en suis toujours sortie.
Je
n'ai aucune leçon à donner à celles qui ont cette césure dans
leur vie, celles qui n'ont pas eu la chance. Elles ont rencontré l'homme
armé, l'adulte trop fort pour l'enfant, n'ont pas évité les poings
et les pieds de la bande au cerveau cramé, n'ont vraiment pas eu de
chance.
De là à ce que trois tentatives brouillonnes et avortées m'apparaissent comme une chance, il y a un pas. Un pas banal et violent, étouffant.
La
première fois c'était à 13-14 ans. Ce genre d'âge où le corps
explose d'un seul coup, la colonne part dans le mauvais sens : il
faut pour éviter le corset arrêter tous les sports, se faire un tas de muscles
auxquels on n'a jamais pensé.
Je
revenais donc d'une séance de kiné sur le chemin bien connu de mon
ancien collège, traversant l'une de ces cités pauvres où je
m'étais fait mes premiers amis cancres.
IL
me suivait, petite silhouette au loin qui s'est fait remarquer par un
geste au moment où je me retournais : la gerbe d'étincelles de sa
cigarette crânement frottée contre un mur (j'ai envie de dire un
geste de prédateur). J'ai oublié le geste, j'ai poussé la porte de
l'immeuble et un étage plus tard IL me doublait.
C'est
un tout jeune, mon âge ou peut-être moins, plus petit que moi. Sans
un mot il referme son poing sur ma motte et ne la lâchera plus.
Cette scène lente et farouche va durer, comme un combat dans l'eau.
J'ai oublié ses mots, il ne dit pas grand chose, me demande de
l'embrasser ou tente de le faire, refuse de me lâcher, me dit de le
toucher... Et moi, bécasse ultracivilisée je ne frappe pas, je
parle, je crois à la conviction et il s'en tape, j'essaie en vain de
défaire l'étau de sa main sur mon sexe (elle restera comme le
souvenir d'une pince de crabe) et quand je parviens à progresser
d'un étage, il me recoince au suivant...
Il
n'est pas violent, simplement brutal, tenace, congestionné. Je vois
ses dents serrées, la trique coagulée dans ses mains dures, il ne
cherche sans doute qu'un attouchement volé et il l'obtient déjà en
quelque sorte.
Mais
ce n'est pas tout. Car il y a des témoins. Derrière les portes
(deux par étage), une bonne France résidentielle qui n'aime
pas le tapage, cette France si prompte à rabrouer nos turbulences
observe (dans le judas), murmure et n'intervient pas. La bonne
France de derrière le rideau, indignée sans doute par la
traînée du 3ème qui a déjà les garçons derrière elle, une
France dérangée devant sa télé qui n'a pas un instant l'idée
d'ouvrir la porte pour s'en mêler.
Je
les connais, je les entends, je pense à leur visage derrière les portes : si seulement l'une d'entre elles s'ouvrait IL prendrait la fuite,
c'est sûr. Et c'est parce qu'ils n'ont pas ouvert qu'il y
a cette flaque grise, ce doute sur tout ; j'apprenais une chose
déterminante pour une fille de cet âge : ne compter que sur moi.
Il
allait falloir passer une frontière. Se mettre en colère
autant contre la honte que contre les voisins, le gamin, accepter la
violence et l'empoignade compromettante ; j'ai levé la voix, tordu la
main qui cherchait dans les replis de mon jean, et c'est comme ça
que je suis parvenue à nous traîner jusqu'au 3ème étage, dans la terreur que la porte ne
s'ouvre avec moi devant et cette pince en moi. Tu te casses ou je vais
te tuer. Casse-toi.
Il
y a une chose que je me demande aujourd'hui, c'est si en racontant la
scène à mes parents j'ai dit ou non que ce garçon était un
“Arabe”. Je n'arrive plus du tout à le savoir. À savoir si
c'est moi qui ai rendu mes parents racistes ou si j'ai tu ce détail.
Je
me suis fait couler un bain, je suis restée bien une heure dans le
bain et j'ai lavé le garçon en moi.
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