jeudi 8 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (1/3)




Rossignol
Le viol n'a jamais été un drame dans ma vie. Juste une petite flaque grise à l'arrière-plan des rencontres qui draine un doute sur tout. Parce que j'ai eu de la chance en fait : de viol il n'y a pas eu. Il y a eu tentative et même trois fois ; j'en suis toujours sortie.
Je n'ai aucune leçon à donner à celles qui ont cette césure dans leur vie, celles qui n'ont pas eu la chance. Elles ont rencontré l'homme armé, l'adulte trop fort pour l'enfant, n'ont pas évité les poings et les pieds de la bande au cerveau cramé, n'ont vraiment pas eu de chance.
De là à ce que trois tentatives brouillonnes et avortées m'apparaissent comme une chance, il y a un pas. Un pas banal et violent, étouffant.

La première fois c'était à 13-14 ans. Ce genre d'âge où le corps explose d'un seul coup, la colonne part dans le mauvais sens : il faut pour éviter le corset arrêter tous les sports, se faire un tas de muscles auxquels on n'a jamais pensé.
Je revenais donc d'une séance de kiné sur le chemin bien connu de mon ancien collège, traversant l'une de ces cités pauvres où je m'étais fait mes premiers amis cancres.
IL me suivait, petite silhouette au loin qui s'est fait remarquer par un geste au moment où je me retournais : la gerbe d'étincelles de sa cigarette crânement frottée contre un mur (j'ai envie de dire un geste de prédateur). J'ai oublié le geste, j'ai poussé la porte de l'immeuble et un étage plus tard IL me doublait.

C'est un tout jeune, mon âge ou peut-être moins, plus petit que moi. Sans un mot il referme son poing sur ma motte et ne la lâchera plus. Cette scène lente et farouche va durer, comme un combat dans l'eau. J'ai oublié ses mots, il ne dit pas grand chose, me demande de l'embrasser ou tente de le faire, refuse de me lâcher, me dit de le toucher... Et moi, bécasse ultracivilisée je ne frappe pas, je parle, je crois à la conviction et il s'en tape, j'essaie en vain de défaire l'étau de sa main sur mon sexe (elle restera comme le souvenir d'une pince de crabe) et quand je parviens à progresser d'un étage, il me recoince au suivant...
Il n'est pas violent, simplement brutal, tenace, congestionné. Je vois ses dents serrées, la trique coagulée dans ses mains dures, il ne cherche sans doute qu'un attouchement volé et il l'obtient déjà en quelque sorte.

Mais ce n'est pas tout. Car il y a des témoins. Derrière les portes (deux par étage), une bonne France résidentielle qui n'aime pas le tapage, cette France si prompte à rabrouer nos turbulences observe (dans le judas), murmure et n'intervient pas. La bonne France  de derrière le rideau, indignée sans doute par la traînée du 3ème qui a déjà les garçons derrière elle, une France dérangée devant sa télé qui n'a pas un instant l'idée d'ouvrir la porte pour s'en mêler.

Je les connais, je les entends, je pense à leur visage derrière les portes : si seulement l'une d'entre elles s'ouvrait IL prendrait la fuite, c'est sûr. Et c'est parce qu'ils n'ont pas ouvert qu'il y a cette flaque grise, ce doute sur tout ; j'apprenais une chose déterminante pour une fille de cet âge : ne compter que sur moi.
Il allait falloir passer une frontière. Se mettre en colère autant contre la honte que contre les voisins, le gamin, accepter la violence et l'empoignade compromettante ; j'ai levé la voix, tordu la main qui cherchait dans les replis de mon jean, et c'est comme ça que je suis parvenue à nous traîner jusqu'au 3ème étage, dans la terreur que la porte ne s'ouvre avec moi devant et cette pince en moi. Tu te casses ou je vais te tuer. Casse-toi.

Il y a une chose que je me demande aujourd'hui, c'est si en racontant la scène à mes parents j'ai dit ou non que ce garçon était un “Arabe”. Je n'arrive plus du tout à le savoir. À savoir si c'est moi qui ai rendu mes parents racistes ou si j'ai tu ce détail.
Je me suis fait couler un bain, je suis restée bien une heure dans le bain et j'ai lavé le garçon en moi.

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