lundi 23 mai 2011

Théorie du genre aux wc


With-then-apart”, ensemble et séparés

La question intéressante devient (...) : comment, dans une société moderne, (...) [des] différences biologiques non-pertinentes entre les sexes en viennent-elles à sembler d'une telle importance sociale ? Comment, sans justification biologique sont-elles élaborées socialement ?”

J'ai avancé que les comportements de genre (genderisms) ne sont pas produits sous l'effet d'un environnement en lui-même insensible à leur manifestation, mais par un environnement, en quelque sorte, conçu pour leur évocation.”

Erwin GOFFMAN, L'arrangement des sexes (1977)


Dans mon lycée de ZEP on trouve, en bout de salle des profs, deux wc pour 150 profs et une paire de lavabos communs. Ces deux wc pour 150 profs sont régulièrement pris d'assaut à des horaires dramatiquement communs qui sont : la récréation du matin, celle de l'après-midi, et de façon moins constrictive la pause du repas. Ces deux habitacles, bulles d'intimité uniques dans une institution jadis taxée de mammouthisme, sont chacun et respectivement marqués d'un logo “femme” (petit rond bipède à jupette) et “homme” (petite rond bipède sans jupette).

Jusque ici tout le monde a compris. Les individues portant jupe doivent attendre à gauche (quand bien même elles ne porteraient pas de jupe) et les individus ne portant pas jupe à droite. Soit-dit en passant, et sachant que l'institution dégraissante a opté pour le minimum vital en la matière, on peut se demander si la division de l'espèce en jupe et non-jupe ne nous a pas préservé-es de bien pire, à savoir un seul et unique wc pour TOUS. Fermons la parenthèse, et disons que là n'est pas la question.

L'institution mammouthe propose également, au milieu de la salle de travail, une paire de photocopieurs eux-mêmes pris d'assaut à certaines heures, sans aucune mention de jupe ou de genre. TOUS les personnels peuvent indifféremment reproduire à droite et à gauche, sur le photocopieur de leur choix, et faire la queue où bon leur semble. À l'opposé des toilettes, entre reprographie et soulagement, se tient une machine à café unique où processionnent des fonctionnaires de toute sorte, sans distinction de genre.

La nécessité pour le corps enseignant de reproduire des fragments de culture légitime, de se remplir de fluides placebos ou de soulager ses organes n'a donc pas été pensée selon les mêmes frontières. On me dira qu'hommes et femmes n'urinent pas de la même manière, mais cela n'a pas toujours été. Pendant des siècles, à la cour, à la campagne, dans la venelle cloacale, hommes et femmes ont pissé de la même manière, debout, jambes fléchies ou non selon l'âge et la dextérité. Partout où sont des toilettes turques, hommes et femmes partagent sans atteinte notable à leur dignité le même espace, puisque ils y sont de toutes manières seul-es et protégé-es des regards.

Dans le couloir menant aux toilettes de mon lycée se forme une queue d'abord mixte (le passage est trop étroit pour en faire deux), qui se subdivise devant chaque porte en deux flux : jupe et non-jupe. Étrangement, nous vivons toutes et tous la même misère institutionnelle, celle qui consiste à considérer que le corps enseignant n'a pas de corps (pas de médecine du travail, pas de chaises, de points d'eau, de sanitaires), nous vivons sous un régime de mépris commun le mépris pour mon corps mammouth, mon corps animal, mon corps désirant, mon corps fatigué, assoiffé ou malade, et pourtant nous nous séparons en deux files devant les toilettes.

Or il se trouve aussi que le mammouth enseignant de base est à 57 ou 60 % un mammouth femme. Le corps enseignant qui fait la queue devant les toilettes hommes et les toilettes femmes est majoritairement enseignante, ce corps qui éduque les enfants depuis le berceau jusqu'au baccalauréat (mais très peu après), ces femmes qui saignent, se changent, se déboutonnent et s'asseyent, nettoient la lunette ou se repeignent en privé, alourdissent la queue piétinant devant la porte de gauche tandis que les corps mâles sortent de la file et parviennent au but deux fois plus vite. 

Parfois la queue devient bruyante, caustique, insolente, comme pour tromper le sentiment de son humiliation par une gaité d'esquive, parfois elle se réduit à une queue exclusivement féminine stoppée par la porte de gauche tandis que les wc de droite sont VIDES, sans que personne y trouve rien à redire. Et parfois encore, il arrive que cette mainmise invisible du dressage de genre vole en éclat :  sous la poussée du corps impérieux, une forte tête sortie de l'absurde file femelle franchit la porte du sanctuaire mâle, parfois suivie par deux ou trois liliths de circonstance... Héroïne méconnue, Rosa Parks de la ségrégation banale, qui retournera pourtant comme “naturellement” dans les toilettes marquées d'une jupe dès lors qu'elles seront libres...

Au fait, j'oubliais un détail : ce sont les mêmes, absolument les mêmes que celles des non-jupes.

Le 18 avril 2011, une transsexuelle mtf était rouée de coups dans un Mac Donald de Baltimore (États-Unis) après s'être rendue aux toilettes. Six employés ont assisté à la scène sans intervenir, l'un d'entre eux l'a filmée. Les deux adolescentes auteures de l'agression ont expliqué que ce que qu'elles jugeaient être une “homme” (une fausse femme), n'avait rien à faire dans les toilettes dames.

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