lundi 12 septembre 2011

"Tu la veux, tu la prends" (2/3)


Folklore alpin
Aujourd'hui il me semble qu'il nous manque un mot pour décrire quelque chose de bien plus courant, de bien plus massif que le viol -déjà scandaleusement courant- qui marque toutes les histoires de femmes pendant cette durée de leur vie où elles correspondent au désir des hommes. C'est la tentative de forçage banale, même pas désignée, même pas consciente parfois qui précède l'accès à une relation dite consentie.

Au même âge à peu près, tous les mercredis d'hiver dans l'autocar qui nous menait au ski, il y avait pour les filles imprudemment assises dans la zone des trois derniers rangs séance de pelotage. Une sorte de folklore scolaire qui faisait partie de la sortie, un peu comme l'alcoolisme et la bile proverbiale des chauffeurs. C'était la fête aux filles, dès les aurores. On les voyait remuer comme des animaux mous, repousser les mains d'un air las, disparaître sous la grappe préadolescente qui changeait de place autour d'elles pour mettre la langue, toucher un sein ou malaxer l'entrecuisse. Et ce n'étaient pas des Arabes, c'était la bande vedette du collège, les plus grands, les plus fashion, les plus sportifs, ceux qui occupaient la zone caïd de l'arrière-car où l'on a droit sur tout, se vautrer sur un corps ou mettre les pieds sur les sièges, c'était égal.

Elles ne se plaignaient pas. Personne ne disait rien. Celles qui avaient définitivement cédé avaient leur place imposée auprès des peloteurs dédiés ; l'important était simplement de tout faire pour ne pas  atterrir dans la zone. Plus on était jolie, plus on montait en graine, plus on avait de chance de se retrouver à l'arrière. Ça gueulait “la rirette” dans les bouches des petits 6èmes-5èmes à l'avant et ça faisait shlurp shmack floc au fond, dans un buisson de mains moites et de pull-over rossignol tirebouchonnés, le "coq sportif" à hauteur de téton. Les 4èmes et les 3èmes étaient rabattues au fur et à mesure que leurs charmes naissants se faisaient remarquer, on les voyait parfois se lever, changer de place en essuyant la bave sur leur bouche ; les moches, les chiantes, les invisibles et les porteuses d'appareil dentaire chantaient l'œil rivé sur la route et les crêtes lumineuses tout en ignorant les choses terrifiantes qui se passaient dans leur dos (la zone X).

Le jour où mon tour est arrivé, j'ai eu les langues dans la bouche, les mains sur moi et je suis restée là comme un veau d'abattoir à battre des bras en attendant que le trajet finisse. À se demander si les filles ne construisent pas leur sensualité sur la force et le subissement. Au retour, je suis montée suffisamment tôt dans le car pour éviter la zone. C'était fini pour moi, c'était le tour d'une autre.

L'affaire DSK a fait soi-disant se lever dans les couches calfeutrées de l'opinion la conscience d'une complicité collective avec le violeur. Mais ce n'est pas seulement de viol qu'il s'agit. Pour parvenir à cette toute-puissance désinhibée sur le corps d'une femme il faut avoir vécu des années et des années de forçage, de pelotage, de harcèlement naturel, intégré, toléré, presque une tradition dans l'apprentissage sexuel du jeune mâle. Tu ne te laisses pas pénétrer ? Je te coince, je me couche sur toi, je me frotte. Si ce n'est pas une pipe ce sera une branlette, “tu la veux, tu la prends”. Comme tu n'es pas un tueur et que tu respectes les lois, tu vas tenter d'arracher à la zone confuse de la promiscuité un truc bénin et toléré, une main, des fesses, une cuisse, qui te permettront de te soulager sans risque pour toi. Et d'une certaine manière, plus c'est volé, plus c'est maraudé, plus c'est bon.

Dans l'acte sexuel, Lilith refuse d'être placée sous Adam pour des raisons que l'on veut symboliques (récuser sa position d'inférieure) ; elle ne manque pas non plus de raisons concrètes. Cette position du “missionnaire” enseignée aux sauvages Mélanésiens par leurs évangélistes, c'est aussi la posture du violeur et de l'engrosseur. Elle donne à l'homme l'avantage du poids, elle lui livre Lilith maîtrisée, neutralisée, vaincue, comme au combat. Elle garantit que la semence ne se perdra pas, que les efforts du mâle ne seront point détournés vers le plaisir féminin, qu'il fera d'elle à peu près tout ce qu'il veut quoi qu'elle en ait. En acceptant la position, Lilith aurait d'avance concédé à Adam la possibilité d'ignorer, de contrarier ou même de forcer ses désirs : une fécondation indésirable, un acte réitéré sans consentement, un abus pénible ou douloureux ne font jamais un viol.

Mais elle n'a pas accepté. Et c'est la raison pour laquelle il nous faut imaginer Lilith heureuse. : “elle ne fut pas faite de terre rouge, comme Ève, mais de matière inhumaine...” *


*Marcel Schwob, Lilith cœur double

2 commentaires:

  1. oui les filles construisent comme ça, c'est un très très bon et beau texte

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  2. merci Anne, moi je ne le trouvais pas "très très" bon mais j'ai quand même une érection... (preuve que je ne construis plus trop comme ça ;=))

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