vendredi 22 avril 2011

La esquina es mi corazón


Les gens d'en bas de chez toi savent tout sur toi.
Surtout s'ils ont un bar et un café-terrasse en bas de chez toi.

Au début ils t'ont vu arriver seule ; ils avaient sans doute un peu de pitié pour toi : une belle femme en âge qui n'a pas trouvé d'homme, c'est pitié. Ils se montraient aimables et compatissants, on les sentait tout prêts à se dévouer si besoin était pour réparer cette misère, cette terrible injustice à ton égard. Te tenir la porte d'en bas, t'aider à monter un carton pour te prouver leur force et leur nécessité : tu les remerciais chaleureusement tout en sachant que tu n'avais nul besoin d'eux, simplement parce que tu sais qu'il ne faut jamais humilier un homme.

À cause de cette particularité sans doute : tu n'as pas l'air d'une gouine. Tu ne fais rien pour ça mais quand même, un ami te l'a dit un jour : “tu respires la queue”. Quelle drôle d'idée, as-tu pensé, respirer la queue.
Mais en vérité, un homme vivant sous influence hétéroïque a tout intérêt à penser qu'il y a des femmes qui ressemblent à des gouines et d'autres pas. Ce qu'il doit penser c'est qu'une femme gouine est une femme-homme, une femme laide, une femme froide, une femme chômeuse ou perdue, une femme tellement pourrie de partout et en-deçà du désir mâle qu'elle n'a pas eu d'autre choix que de se faire gouine (ce qui n'est en rien flatter le goût des femmes et des gouines).

Les hommes du bar se demandaient ce que tu faisais là-haut quand ils ne te voyaient pas, tu travaillais peut-être, pauvre célibataire condamnée à se dévouer à ses élèves. Ils te voyaient sortir parfois mais ne te voyaient jamais revenir, donc c'était clair, il y avait place à prendre au 3ème étage.

L'un d'entre eux s'est enhardi un jour depuis la cuisine du premier étage : je te monte une crêpe si tu veux et on parle. J'amène tout et toi tu me reçois.
Tu l'as regardé incrédule, il a ajouté “une super-crêpe avec plein de glace dessus” (il a montré la glace avec les mains), un grand type dodu avec des cheveux teints qui ressemblait à Aldo Maccione. Tu l'as remercié poliment, il a juste un peu insisté, le prix d'une crêpe quand même (avec plein de glace dessus), et tu es remontée songeuse.

Souvent dans les rues, chaque fois qu'un mec te siffle ou te harponne, tu te retrouves face à cette équation. Passagers de misère, KO d'alcool, ventripotents et chauves secouant leurs clés de voiture ou même vieux comme ton père, ils n'ont aucun doute, aucune peine à te faire correspondre à leur désir. Une femme qui rentre seule à cette heure, une pauvre esseulée qui redescend vers le port avec 10 ou 20 ans de moins que toi est forcément pour toi. Tout triste et non-bandant, tout pourri que tu sois, cette femme à cet âge n'attend que toi, c'est acquis.

Mon premier amant avait 10 ou 15 ans de plus que moi, embonpoint de gourmet et calvitie naissante. Un jour où je disais en plaisantant que je n'avais qu'un vice (fumer), il avait ajouté : si l'on exclut les vices de forme. Qu'avait-il voulu dire ? J'avais 20 ans ou presque, je le dépassais d'une tête et je remplissais généreusement mes bonnets. Pré-ptose du sein, vice de forme. Cette petite fouine de Houellebecq nous l'a dit et nous sommes aujourd'hui sommées de le croire : pour que le désir perdure dans un couple il faut un peu de “bonne volonté” (notamment féminine). Du bonnet, du silicone, un petit coup de bistouri pour le X (et le XL). Une femme doit à son homme d'avoir une tenue de seins impeccable, des dents blanches, 10 ans de moins que lui.

Toutes choses qu'une gouine a appris à oublier. Elle peut draguer des femmes de son âge, se faire draguer par de plus jeunes ; de plus vieilles et de plus ridées qu'elle peuvent compter sur elle et pourquoi pas la repousser. Corps plein, morgue de cavalière, elle a oublié d'être moitié, mineure, sac à provisions vide ; à chaque fois, l'infériorité de fait dans laquelle elle retombe aux yeux d'un homme la saisit, et la stupéfie.

Quand les gens d'en bas ont commencé à comprendre que tu rentrais avec des femmes, des femmes de tous âges, de toutes sortes de prestance, ils ont changé de mine. En plus des femmes toujours différentes. Des femmes qui arrivaient et repartaient après t'avoir baisée, des femmes qui ne s'arrêtaient même pas à la terrasse le temps d'un café : ils ont perdu leur mine de chevaliers servants. Et jamais d'hommes ou pas les bons, ce ballet de femmes mal élevées, celle qui part sans se retourner, celle qui est un jour avec son mari et l'autre avec son labrador, les gens d'en bas se sont fait un dossier comme ça sur toi (deux fois plus haut que la glace).

Ils ne te tiennent pas la porte, ils ne te proposent plus de crêpes, les tables de la terrasse sont de plus en plus près collées au seuil de l'allée, tu te faufiles derrière les consommateurs gênés qui te disent “pardon” : un de ces beaux dimanches ensoleillés où l'on rentabilise la terrasse à donf les tables te barrent la sortie...

Au fond ce qui est insupportable ce n'est pas le scénario lesbien, c'est la menace qui rôde autour : c'est l'autonomie, c'est ton autonomie sexuelle. On a presque tout lâché aux femmes, l'autonomie civique, économique, si en plus elles ne sont pas intimement convaincues qu'elles ont besoin d'un homme dans leur vie, alors tout est perdu. Dans l’hétéroréalité, des femmes ensemble sont et doivent être perçues comme des “femmes seules” ; un homme avisant quatre femmes autour d'une table n'a besoin d'aucune ironie pour leur demander ce qu'elles font là “toutes seules”. Des femmes ensemble oui, mais "seules". Toujours.

Le seul mystère pour les gens d'en bas, c'est comment toutes ces femmes ont fait pour arriver là. D'où sortent-elles ? Où se sont-elles trouvées ? Comment se sont-elles rencontrées ? Comment se fait-il que le monde de la Soustraction ait été brisé ?

Des doigts sur un clavier solitaire, moi devant ce clavier,  dans ce cercle où l'oiseau du réel est tombé : je les ai trouvées là, j'étais là quand on ne me voyait pas.
Parce que la toile c'est tout et n'importe quoi (grande chose), on peut y faire n'importe quoi avec n'importe qui, se prostituer sur Second Life, demander aux gens de voter pour "mon bébé", fomenter la révolution tunisienne,
briser la soustraction de la femme à l'autre femme.

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