“Si je quitte l’Afrique pour ne plus revenir, ce sera parce que j’y aurai vu exactement ce que j’ai trop voulu posséder sans pouvoir le posséder.”
Tanger, années 50.
Elle fait le marché avec sa Tête de Dahlia (comme l’a dit Truman Capote), elle cherche des indications pour se perdre.
Lorsqu’elle s’invite à l’Aïd es Seghir, elle fait la poule en levant les bras pour signifier qu’elle apportera le poulet ; lorsque elle propose de se joindre à l’Aïd el Kebir, Chérifa pointe des cornes sur sa tête, lui fait “bèèèè” et ajoute “merci” : il faudra payer le mouton.
Bien sûr, Bowles n’ignore rien de ces attentes ; comme elle n’est pas non plus millionnaire elle négocie : les chèques que lui envoie Paul, le prix de ses nouvelles, les envies de Chérifa, comme de voyager ou de faire du tennis...
“Je suppose qu’il faut serrer les doigts et leur donner juste la quantité d’argent nécessaire pour qu’ils y trouvent un bénéfice, et qu’ils n’aient pas honte devant leurs voisins”.
Sa préoccupation quotidienne : assurer à Tetum et Chérifa une alimentation décente, du poisson, de la viande, simplement pour qu’elle “vivent vieilles”.
Jamais elle ne se plaint d’un quelconque harcèlement de sa protégée. Quand elle est dans la dèche, Chérifa demande à retourner travailler, et Bowles l’approuve, rien d’autre.
Mais son état se détériore. Elle fait de plus en plus état de difficultés à écrire, boit et fume abondamment depuis longtemps, mélange toute sorte d’alcools à toute sorte de drogues ou de médicaments, connaît de terrible accès de tension, de panique ou d’abattement.
En
1955, elle revient démolie d’un voyage à Ceylan où elle a
rejoint Paul. Elle dit toucher le fond, avec la certitude que ce
qui aura lieu demain ne ressemblera plus jamais à ce qui a déjà eu
lieu...
Cette phrase étrange que je retrouverai des années plus tard sur sa
tombe espagnole : el
futuro nunca se parecerá a lo ya pasado, Jane Bowles.
En 1957, à la suite d’une dispute avec Chérifa, elle subit une attaque cérébrale suivie de séquelles aphasiques, motrices et visuelles. Elle a 40 ans.
La situation politique au Maroc force les Bowles à quitter Tanger pour le Portugal, son état se détériore encore. De New York, où elle est revenue pour se soigner, elle évoque son cœur brisé au sujet de Chérifa, lui fait envoyer de l’argent, se remet peu à peu de son attaque.
En 1966, les Bowles retournent à Tanger. On la retrouve buvant au bar de l’hôtel Parade, distribuant des chèques à la compagnie, puis du liquide...
La suite est un long cauchemar de 7 ans. Elle est à deux reprises placée en hôpital psychiatrique (où elle subira de multiples électrochocs), revient à Tanger, retourne en Espagne où elle mettra 6 ans à mourir, muette et absente, sous le tendre regard des sœurs de la “clinique des anges”, à Malaga.
“Elle savait qu'elle ne serait pas heureuse car les rêves des déments sont les seuls à se réaliser.”
N.B. : Jane Bowles a laissé derrière elle trois livres entiers et achevés qu'on se brimerait d'ignorer : un roman (Deux dames sérieuses / Two serious ladies), un recueil de nouvelles (Plaisirs paisibles / Plain pleasures) et une pièce (Sa maison d’été / In the summer house)...