samedi 13 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 2

L’hôpital des Escartons de Briançon donne sur une confluence de vallées surmontée par le massif des Écrins. En avancée, deux plutons granitiques encadrent un museau de gneiss scintillant de blancheur où les muscles de la terre roulent sous une neige éternelle. Là haut est le pays des morts, je pense, là-haut est ma mère, la slalomeuse géante, et puis la créature de Frankenstein cherchant dans les solitudes glacées une compagne. Là-haut le corps d’Ötzi, conservé 50 000 ans par la montagne avec ses caries et son dernier repas.

-Vous voulez le bassin ?

C’est cette vue époustouflante et vertigineuse qui a accompagné mon immobilisation forcée, le regard descendant de gradins en gradins jusqu’au fond de la vallée où se blottit la ville, puis remontant vers le massif dont les éperons déchirent les nuages. Elle donne à ma chute une ampleur surdimensionnée : c’est comme comme si j’avais été vaincue par un plissement hercynien, moi misérable et impotente au fond de mon lit médicalisé, bornée par la montagne de mes genoux drapés de blanc et par un manchon de résine. Tous les matins au lever du jour je la découvre, triomphale, et je me ratatine au fond du lit. J’ose un pas sur les cannes anglaises et je relève la tête : elle est encore là.

-Le transit ça va bien ?

Tous les jours, parfois deux à trois fois par jours, un hélico part du toit de l’hôpital, s’appuie gracieusement contre les masses d’air froid et entreprend l’ascension de l’un des cols où attend un.e autre vaincu.e du massif. Lorsque la victime est introduite dans le bâtiment, les urgences, la radiologie, le bloc chirurgical se remettent à bruire. C’est comme un commerce entre la montagne qui décroche un manteau neigeux ou entrouvre une crevasse et l’hôpital qui tend les bras.

-Vous êtes sûre que le transit va bien ?

Mais moi je n’ai rencontré aucun danger, je n’ai pas glissé par hasard. J’ai grandi en moyenne montagne, je suis allée à l’école en patinette dès 3 ans, tout le temps que durait l’enneigement de notre cluse sombre. Les hauteurs bleu glacé du Bugey, les pins givrés en falaise et puis la vraie, la grande, la haute montagne à pied ou en peaux de phoque. Je n’y avais plus touché depuis 35 ans. Je ne suis pas tombée par hasard.

-Vous devriez baisser le store, il fait chaud.

Je suis tombée au fond du lit, j’ai rejoint la morte qui m’habitait. Ces lits où l’on ne trouve pas le sommeil, ces lits qui sont comme une cage de Faraday de la douleur parce qu’on ne peut les fuir, ces lits qui basculent, montent et descendent dans tous les sens tandis que les corps empêchés gisent, ces lits qui agressent la chair avec leur plastique austère, ces lits de Procuste qui sont la terreur des nuits d’hôpital, ces nuits qu’on affronte en tremblant...

-Vous ne voulez pas lever le store ? Il fait jour, là...

On n’enterre jamais les gens où on croit. En quittant l’hôpital de Briançon j’ai su que je laissai un corps là haut, dans les neiges, à jamais, et que cette fois-ci c’était bien fini.
























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