dimanche 21 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 5

L’hôpital, se finit, est en train de se finir. J'annonce que je rentre chez moi. Certains s’en étonnent.

-Nous on est aux Baumettes au 3ème étage, dis-je à Krimo qui vient de faire rentrer des viennoiseries, un cubi de rosé.

Je paie 55 € par jour sans couverture maladie pour une chambre de 11 m2 empestée la nuit par des relents d’égouts. La poignée de porte de la salle de bain étant cassée, on ne la ferme pas : je n’ai aucune intimité, on entre sans frapper ou alors juste après avoir frappé. Faute de personnel mon lit est fait tous les 4 jours, mon pansement tous les 6, je suis interdite de douche, interdite de visites et ma rééducation ne peut commencer tant que les os ne sont pas soudés.

À ma remarque, Krimo me montre un vieil homme nommé Arturo tatoué sous le genou.

-Lui il va te dire ce que c’est, la prison.

Je me penche sur l’une des inscriptions qui dit : “souffre et tais-toi”. L’autre a disparu avec le genou d’Arturo, amputé lui aussi.

-Et tu sais ce que c’était ? me dit Krimo. “Marche ou crève”. Il a fait 17 ans de Centrale, 17, la maffia tu vois. Tu sais ce que c’était en centrale à l’époque ?

Je regarde le vieil homme offrir son visage au soleil, cloué sur son fauteuil pour une raison que j’ignore ; j’ai envie de lui demander s’il a tué quelqu’un. Il s’est enveloppé dans le silence de son tatouage, il sourit.

Krimo est le grand animateur de la terrasse où l’on se retrouve un peu avant midi, quand le soleil s’attarde. Apéro, musique, clopes, punchlines à la cantonade : il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Livreur, ce costaud de presque 2 mètres s’est pris son chargement d’une tonne sur le dos en tentant de le débarquer sans matériel. Sa jambe mettra des mois à reprendre forme entre les serres du fixateur. Avec son beau sourire édenté, il sait qu’il ne sera plus jamais le même. Il rêve de quelque chose d’un peu plus léger à l’avenir, genre chronopost. Il rêve de Monaco.

Plus je fais de rencontres, plus je me dis que pas mal de gens ici ont en commun d’avoir vécu sans ménagements. Les plaisirs forts, la vitesse, le vaille que vaille, la santé à l’emporte-pièce, comme Mme Lucie, cette septuagénaire à double prothèse qui a vécu deux amputations, un cancer de la vessie (qu’elle refuse d’opérer) et qui allume Marlboro sur Marlboro sur la terrasse en disant : le coronavirus je l’attends !

Ou Agnès, la fumeuse au déambulateur. À peine opérée du genou elle se penche sur son fauteuil qui se renverse. Surblessée, elle ne parvient pas à cicatriser à cause d’une bactérie. Je n’ose pas lui dire que la cigarette nuit à la cicatrisation : quand je l’entends respirer dans le couloir du 3ème étage, quand je pense à ses joues violacées, je me dis qu’il est déjà trop tard.

Je le pense à cause de Philippe, tête brûlée de 60 ans passés, qui a passé sa vie à se casser la figure, jusqu’à ce que la prothèse en titane de son genou soit attaquée par un staphylocoque doré. Bien à l’abri du titane, le staphylocoque a fait son nid dans sa chair jusqu’à ce que l’amputation devienne la seule solution.

Ce dimanche de mars où les couloirs sont vides de personnels, Krimo, Philippe et Yasmina ont apporté du champagne et improvisé une tablée dans la salle de détente. C’est l’anniversaire d’une aide-soignante et les silhouettes fantomatiques qui déambulent derrière les vitres assistent à un charivari inusité. Un balai de fauteuils roulants, de bandages, de fixateurs cliquetants...

Je pense : nous nous nous rencontrerons peut-être un jour à la verticale, cher.es têtes brûlées, mais nous aurons bien moins de choses à partager que lorsque nous étions terrassé.es.









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