jeudi 18 mars 2021

Journal d'hospitalisation, 4

Rééduc

-Attention, vous êtes tombée dans un nid d’amputés ici, me dit une petite dame souriante qui tend fièrement la jambe, une tige de fer terminée par une jolie chaussure dorée.

Nous sommes au sous-sol de la clinique Sourcepure*, plateau de rééducation. C’est ma première entrée en scène et je viens de me tromper de porte. Une moitié de la salle est destinée aux éclopé.es en tous genres, l’autre aux amputé.es, qui travaillent directement avec les prothésistes de l’atelier mitoyen.

-Vous m’acceptez ?

Comme si le fait de demander valait déjà en soi approbation, ils et elles m’accueillent de bon cœur.

Les amputé.es sont une sorte d’aristocratie ici, peut-être pour avoir gagné le pompon de la vie dure. Ce sont les plus longs séjours (jusqu’à six mois), iels ne mangent pas dans leur chambre mais dans la salle de détente, iels gardent leur repas pour le réchauffer à 20 heures (au lieu de 18, heure institutionnelle), fument sur la terrasse, jouent aux cartes, font des courses de fauteuils, squattent le peu d’extérieurs accessibles, se veulent aidants et obligeants à chaque fois qu’un.e patient.e se bat avec une porte ou un ascenseur, bref, essaient de se faire une vie à eux dans ce lieu de longue lutte.

Entre les barres, une jeune fille de 15 ans à peine se tient debout, sur un pied. Un kiné lui envoie un ballon qu’elle doit réceptionner sans perdre l’équilibre. Sa seconde jambe, ou plutôt cuisse, est un énorme pansement blanc doublé de volume par les fixateurs. Cette vision me frappe au plexus. Les premiers jours, à chaque fois que j’entrevois la broussailles des fixateurs, les bourrelures de peau violentée, les moignons dilatés, je ressens la violence de l’arrachement, du broiement, de l’écrasement infligés à ces corps. Et puis, au fur et à mesure, je m’habitue. Il y a des corps sans pied, sans genoux, sans bras, c’est désormais connu. Et c’est peut-être un peu ce que voulait dire la dame au derby : êtes-vous prête à nous voir ?

Une motricienne tente très doucement d’activer la main gauche d’un homme au regard dévasté, amputé au-dessus du genou. En l’entendant parler de sa fille, je comprend qu’il est le père de l’adolescente au ballon. Tous les deux ont perdu la même jambe, la gauche. En même temps ? Je pense : comment est-ce possible ? La réponse est : en moto. Une même voiture folle a percuté leur flanc gauche, leur a arraché à chacun une précieuse jambe, comme un requin surgi des profondeurs.

Devant la porte de l’atelier à prothèses, une femme âgée, d’une maigreur de danseuse, attend, pensive sur son fauteuil, une solution à son étrange situation. Incarnation du beau bizarre, elle a croisé l’une sur l’autre deux jambes d’un noir vernis magnifique. Deux. Il est rare à cet âge de parvenir à maîtriser, à supporter une prothèse, alors deux. Plus tard, je la vois traverser le plateau sur ces deux jambes, avec une grâce de héron.

Les grosses fractures, celles où l’os se brise net, explose, perce la peau, ces fractures couronnées de broches, de pivots, de cerceaux plantés dans la chair jusqu’à l’os (les fameux fixateurs externes) font avec les amputations les plus longs parcours, des 6 mois, des 7 mois à regarder le métal sortir comme une vigne de ses propres cuisses, à se faire remonter de l’horizontale à la verticale par un lit mécanique, à repousser une douleur après l’autre en écoutant du dark metal.

Les un.es resteront assis.es, abîmé.es sous la ligne d’attention humaine qui ne les détecte pas, au dessous des miroirs, des guichets, des sonnettes, des digicodes, de la reconnaissance interhumaine, de la drague, de la communauté bipède qui évolue avec tant d’aisance sous les nuages. Les autres repartiront debout, glorieux, dressé.es sur leur structure. Un peu ému.es aussi, plein.es d’appréhension face au monde accidenté qui les attend après des mois de protection.

Terrifié.es par l'affreuse éventualité de retomber.

* Le nom a été modifié.



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