lundi 7 mars 2011

"Ce n'est pas à toi que je parle" : je paie ma dette à la communauté


FABLE
"La gouroue et le chameau"

"La prose impersonnelle de Catherine Mc Kinnon est aride, blanchie, desséchée. Son style nord-américain témoignant d’une fixation au stade anal, mesquin et tatillon, a trouvé son contrepoids dans l’oralité furieuse et indifférenciée d’Andrea Dworkin, qui déverse avec la plus grande facilité des seaux entiers de bouillon de poule assaisonné de rancune.*

Votre âme est un ruban double ? Comme toute machine à produire des signes, de l'affect, de la durée, du territoire, de l'échange et de la discorde, le forum engendre une prodigalité sombre, désir et délire. À commencer par toutes  ces heures d'échange privé entre posteuses autour de ce qui se dit publiquement sur le forum, avec un touché de transparence illusoire.
Ma plus mauvaise réputation en toute une vie, je l'ai gagnée sur le forum, machine à produire de la fama, et de la mala fama.
Quand Usual descend sur le forum, c'est pour faire vrombir son style de pamphlétaire terrornautique. Doux mélange de physiothérapie Frankenstein et de veuve sanglière, fouillant dans le terreau des autres à la recherche d'une inspiration magistrale : sa veine éructante pompe les nôtres à la racine.

"La fosse sur mer c'est poétique tellement ça pue dès qu'on joue plus l'intello qu'on laisse parler ses tripes et ses allergies ça montre un nouveau paysage de croûtes..."

Je suis à peu près épargnée en public : je l'ignore et je suis en position forte, ni familière ni agressive donc relativement respectée ; qu'à cela ne tienne, elle va passer par le ruban noir, en privé.
Un beau jour, une amie m’informe qu’une internaute est venue lui parler de moi en pv. Des propos qui m’amochent à ce que je comprends, mais l’amie refuse de nommer le pseudo et me suggère de l'oublier. Une seconde amie fraîchement débarquée sur le forum me dit avoir été saisie de mon cas par une inconnue, dont elle s’est débarrassée. À chaque fois la loi du silence veut qu’on ne me nomme pas l’interlocutrice. Je la devine légèrement, et je passe. La troisième fois, je débusque sur le forum les premiers effets de cette secrète campagne dont je n'ai pas mesuré l'ampleur. Brig, une agréable surprise de mon séjour cyberdépendant, se lâche un jour avec une agressivité inusitée contre moi.

Pourtant, voilà quelques temps qu’on se sourit, qu’on se répond. Elle n’a pas 30 ans, crâne rasé et look total queer, capable de s’exprimer avec un égal brio sur la danse, la pauvreté, Proust ou Bataille (“Je pense comme une fille qui se déshabille”). Une tête bien faite, des positions radicales mêlées à un réel souci des autres, le tout faisant un mélange assez rare pour être remarqué. Je n’ai pas envie d’elle (trop loin, trop jeune, ou pas mon genre comme on dit), je la salue régulièrement de loin sans jamais lui parler en privé, ce qui désigne à mes yeux le précieux personnage, la merveilleuse compagne de forum qu’elle est.
Rien de plus heureux qu’un échange réussi sur le forum. Il est en quelque sorte l’épreuve d’une conversation idéale qu’on a rarement dans la réalité : moins froid, moins solitaire et autocomplaisant que la correspondance, moins rapide, mieux pesé que la conversation directe. On ne se veut rien, on ne s’est jamais rencontrées, mais quelque chose de plein et d’immédiatement substantiel remplit ce vide d’existence.

Plaisir “nolife” ? Je ne sais pas, je me demande ce qu’on perçoit de l’autre dans ces échanges, comme un moment de grâce dans un bar tardif dont on s’aperçoit finalement qu’il n’est que l’effet de l’alcool ou de la mélancolie. Mais la grâce est aussi dans cette épiphanie furtive. Ou bien alors de se sentir soudain comme chez soi en débarquant dans une île du Pacifique, avec des gens perdus au milieu de nulle part. Demain ils ou elles et vous-même repartirez dans une vie qui n’a rien à voir avec la vôtre et que vous êtes incapable de comprendre. C’est tout un. Toute humanité est contestable, mais dans ce moment x je sens l’autre respirer, je reconnais son rythme, je sens son heure ou sa fatigue, le trajet du corps aux mots qu’il tape sur le clavier je le sens, je sens aussi ces chemins incompréhensiblement divers que nous avons eus avant de nous retrouver ici, dans cet espace d’énonciation fugace, et de nous comprendre, contre toute attente.
Plaisir otaku, œcuménisme à bon marché peut-être. J’y reviendrai.
Car ce plaisir est si fort, si manifeste, qu’il devient très vite visible et insupportable sur le forum. Tandis que ma complicité avec Brig se donne à voir publiquement, une autre voix chemine vers elle et tente de l’infléchir. Je l’apprendrai en allant la voir en pv : UsualSus. 
 
"... avec vue plongeante sur la fistule qui gratouille, quel talent de répartie, quel art confiant après ça fait des abcès à force de faire des fixettes en serrant les fesses"

Toute personne qui me répond publiquement, vers qui je m’avance ou qui s’avance vers moi, sera désormais prise à partie en dial, sommée de reconnaître ma noirceur, mon intellocratie, mon arrogance, mon esprit de conquête et d’annexion lancé sur le forum ainsi que sur ses créatures. Celles qui n’y consentent pas seront violemment sanctionnées (sa plume répand la terreur), celles qui se le tiennent pour dit ne parleront jamais ni ne viendront vérifier quel ignoble personnage je suis : la rumeur est créée. Elle seront 20 ou 30 atteintes par ce patient travail de sape, les plus convaincues formant parfois commando pour venir barrer, contrer, saper en réunion un topic étiqueté “listenoire”. Et régulièrement dans ces mots le reflet, l'écho ventriloque de la théorie, du style usualien, qui se reproduit comme un slogan mécanique dans les esprits sans besoin d'être pensé ou même éprouvé.

"Tu es à chier Delphy est à chier ton topic m'a fait vomir Rhaa, les ravages d'avoir été si peu valorisée enfant, non seulement ça donne pas confiance, mais en plus ça rend parano profond"

Pendant les trois premiers mois, je n’ai pas une conscience très nette de ce sillage. Concrètement, je n’ai qu’une adversaire visible, et intermittente, à savoir PumaB qui me lance de loin en loin ces petites piques sèches et désincarnées de maîtresse d’école dont elle a le secret ; je lui rends la politesse au coup par coup, sans passion, et sans conséquence tangible (P.B. adore le tâcle perfide mais fuit le corps à corps.)
Mais j’ignore ce faisant qu’UsualSus et PumaB sont liées par un vieux compagnonnage sur le forum, une estime certaine et un contrat tribal implicite chez beaucoup de filles, selon lequel les ennemies de mes amies ne peuvent pas être mes amies.

"Et susceptible au moindre courant d'air tellement ça peut pas se poser dedans, ça a besoin de s'accrocher la tête dehors, sur le premier sujet d'achoppement pour avoir prise sur une illusion de solide, bouh, prends un miroir et souris-toi, au lieu de faire une face de rat constipé"

Qui est P.B. ? Une déité du forum, canal historique, à qui l’on doit une déférence sacrée. 63 ans, crinière blanche assumée, sexuellement active et libertaire (déteste la conjugalité straight), détient une sorte de monopole adjugé sur l’exploration de la sexualité féminine, le féminisme seventies et l'expression du sens critique. Elle assure en informatique (son job) et professe un mépris affiché pour les références dites académiques en matière de pensée (elle est autodidacte et prétend, comme beaucoup sur GD penser par elle-même).
En théorie, un profil qui avait tout pour susciter mon intérêt avec son vitalisme, son sensualisme pugnace et son “Q+QI” effronté. En réalité, une ennemie sur commande.

Le Puma n’attaque jamais frontalement ou en groupe mais par petites pointes sèches et doctorales qui n’ont jamais vraiment l’air de s’adresser à vous. C’est son discours, et elle y croit : l’empoignade l’ennuie, si elle jauge, juge ou déconsidère, c’est pure objectivité. De là ses injures qui sont toujours à double sens, désincarnées, inassumées, masquées sous l’alibi d’un humour qui ne fait rire personne parce qu’il n’ose jamais dire de qui ou de quoi il se moque. Si l’on parle de Montaigne elle s’écrie “aux chiottes, Montaigne !”, non par réprobation, comme on pourrait le penser, mais parce qu’elle a, dit-elle, lu “Montaigne aux chiottes” (la classe).
Pour certaines, PumaB est une grande perverse manipulatrice, pour moi le seul exemple de vanité parfaite jamais rencontré sur terre. Des exemplaires moraux aussi purs (vanité, perfidie, envie), il s’en trouve rarement dans la vie. Mieux que La Bruyère, mieux que Chamfort, le forum est un vivier moralistique à ciel ouvert, un camp de naturisme pour phénoménologues en eaux troubles où tout ce que nous enrobons dans nos vies se promène : NU.

 * Camille Paglia, Vamps and Tramps

3 commentaires:

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  2. La puissance du plaisir de ces "échanges réussis" tient sans doute en ce qu'ils parviennent à rester dans le pressentiment de l'autre, comme on l'autorise peu dans la réalité, dans cette zone où l'on ne le mesure pas et où on lui accorde tout ce qu'il pourrait être ou ne pas être, un espace de liberté et son ivresse, beaucoup moins frustrant que ne peuvent l'être le cadrage plus serré du sentiment ou du ressentiment.
    Et c'est en ça que le forum (et tout un continent cybernétique)) contient sa propre violence,la facilité et l'immédiateté avec lesquelles il nous est donné de basculer sur l'autre versant, la fixation, le jugement et l'épinglage, avec peut-être une brutalité à la mesure de la déception d'un rêve de l'autre/de soi sans limite, sans condition.

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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